Le bilan mitigé de la dématérialisation
Les atouts de la dématérialisation apparaissent indéniables. Mais ils laissent une partie des collectivités et des administrés sur le bord de la route. Le contact humain reste primordial, y compris dans l'accompagnement à l'usage de nouveaux outils.

Quand 38 % des mairies interrogées qualifiaient la dématérialisation d’« opportunité », 12 % la percevaient comme une «contrainte ». Les plus convaincues mettaient alors en avant, et on peut s’en étonner, le gain pour l’environnement avant le gain de temps ou l’amélioration du service aux administrés.
Depuis, les obligations en matière de dématérialisation se sont enchaînées sur un rythme soutenu. En 2018, les marchés publics ; en 2019, la poursuite de la dématérialisation de la chaîne comptable ; en 2022, une évolution retardée par la crise du Covid-19, les demandes d’autorisation d’urbanisme (lire ci-dessous), puis la réforme de la publicité des actes des collectivités et, actuellement, le grand chantier des archives numériques, les nouvelles pratiques gagnant ainsi une majorité des services. On arrive ainsi à des situations de cohabitation entre process dématérialisés et process papier synonyme de complexité.
« En matière de gestion financière et de consultation de documents, l’apport de la dématérialisation est indéniable », souligne Jean-Sébastien Bildé, chargé du service communication de la commune de Saint-Jouan-des-Guérets (Ille-et-Vilaine, 2 600 habitants), qui a interrogé ses collègues. «En revanche, il faut inventer nos propres solutions pour assurer des transitions d’un système à l’autre. »
Parallèlement à leurs obligations, les collectivités ont opéré leur propre mue. En 2018, elles ont développé les services en ligne en direction du citoyen. Un an plus tard, à l’approche de l’échéance électorale, les mairies, des plus petites aux plus grandes, musclaient leur communication numérique.
En 2020, la crise sanitaire du Covid-19 a plus qu’accéléré le développement du télétravail même si, dès l’année suivante, les pratiques se sont normalisées (selon le Baromètre du numérique 2021, 15 % des agents continuaient à travailler occasionnellement de chez eux contre 38 % en pleine crise). En 2021, l’actualité de la dématérialisation portait tout particulièrement sur les risques de cyber-attaques, l’un des revers de la médaille.
Aujourd’hui, on ne peut plus parler de collectivités qui n’ont «pas encore pris le virage » mais plutôt de celles qui sont à la traîne. «Dans les petites communes, c’est le maire qui est moteur, sinon, ça ronronne », estime Éric Berthault, maire de Courtois-sur-Yonne (Yonne, 790 habitants.), qui observe des communes «qui ne dématérialisent que par à-coups, une fois qu’elles sont au pied du mur, sans plan d’action général », voire, parfois, «ralenties par des agents qui s’opposent au changement ». Lui-même, élu en 2020, a, «dès son arrivée », remplacé les ordinateurs fixes par des portables pour «davantage de souplesse organisationnelle » car «il ne se voyait pas imprimer ses mails et se balader avec », dit-il.

Et quand l’Association des maires ruraux de l’Yonne (AMF 89) envisage de tester un nouvel outil, il est «toujours partant ». Pour autant, Éric Berthault n’avance pas sans se poser de questions. «Souvent, je me demande sur quel support (papier ou numérique) est-il plus opportun de diffuser une information, confie-t-il. Dans le secteur rural, il est attendu de communiquer beaucoup avec les habitants, et c’était d’ailleurs un des engagements de mon programme de campagne. »
Il a ainsi décidé de continuer à adresser le compte-rendu des conseils municipaux dans les boîtes aux lettres alors qu’il pourrait le mettre en ligne. «Plus généralement, on a besoin de maintenir un accueil physique, même si de moins en moins de personnes se présentent en mairie, au risque d’isoler une partie de la population, notamment les personnes âgées », estime l’élu.
Transformer sans exclure
Dans un tout autre contexte, en secteur urbain et dans une commune de plus grande taille, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne, 54 000 habitants), Anne Klopp, première adjointe au maire déléguée à l’action sociale et à l’administration générale, fait, elle aussi, un bilan d’étape : «On a bien avancé et maintenant, on en voit les limites. En interne de la mairie, après une vague du “tout par mail”, on a réalisé que c’était parfois mieux de se parler directement. En externe, on a mesuré l’importance de maintenir le contact avec le public. Nous tenons ainsi à organiser des permanences pour accompagner les habitants, notamment sur l’instruction de demandes administratives ou de prestations, justement parce que de nombreuses administrations, comme la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), sont passées au tout numérique. Ainsi, tout en ayant pris le virage de la dématérialisation, la mairie est devenue un acteur de la lutte contre la fracture numérique. Nous sommes particulièrement vigilants envers le public âgé et le public hébergé en hôtel social – la commune en comptant plusieurs sur son territoire – tout en veillant à n’exclure personne, quelle que soit sa situation sociale. »
Même prudence à Saint-Brice-sous-Forêt (Val-d’Oise, 15 000 hab.), où son maire, Nicolas Leleux, a choisi de procéder «étape par étape » dans l’objectif de «ne laisser sur le bas-côté ni des agents, ni des habitants ». «Il faut, évidemment, former les agents pour une bonne appropriation des outils et toujours viser le “bien fait” », développe-t-il.
Arrivé à la mairie en 2020, il a trouvé les services «informatisés mais pas beaucoup plus » et a décidé de remplacer les postes informatiques fixes par des postes nomades, «dans les cas où cela semblait plus adapté », envisageant cet équipement «davantage comme un investissement qu’une dépense ».
L’élu a également musclé le service informatique, passant d’un à deux agents, qui ont entre autres missions celle de la protection des réseaux face à un risque accru de piratage informatique. Le service est «désormais assez performant pour prendre la main à distance et ainsi résoudre les problèmes du quotidien », ce qui peut s’avérer particulièrement utile dans le cadre du télétravail.
À Saint-Brice-sous-Forêt, cette pratique a connu, comme dans toutes les communes, un fort coup d’accélérateur pendant la pandémie. Aujourd’hui, le télétravail est «surtout envisagé pour des situations ponctuelles, comme un fort enneigement qui gênerait la mobilité des agents ou dans le cas de services ou de structures fermés afin de faire face à la crise énergétique », précise l’élu.
Du côté de la population, le «étape par étape » se traduit par un accompagnement au changement. Par exemple, les inscriptions à la cantine se font en ligne avec une aide proposée aux familles ayant du mal à effectuer la démarche. Au final, les services les plus dématérialisés de la commune sont celui du service à la population et celui de l’« espace famille ». Un avancement qui fait dire à Nicolas Leleux que les pratiques de sa mairie se rapprochent sûrement mais «à leur rythme de celles du secteur privé ».
La transformation numérique touche les agents comme les habitants, sans oublier les élus qui, si on suit les exemples des maires de Marly (Nord, 12 000 hab.) et de Sens (Yonne, 26 700 habitants), semblent y trouver plus d’avantages que d’inconvénients, voire un appui à l’exercice de leur mandat.
Quand Jean-Noël Verfaillie a, en 2020, pris ses fonctions à la mairie de Marly, il a découvert «un ordinateur dans le bureau du maire et… rien d’autre ! » «Les agents travaillaient sans logiciel métier, la comptabilité œuvrait ainsi sur des tableaux Excel », se souvient-il, encore dépité de la situation. Il s’est alors attelé à «rattraper le temps perdu » en cherchant à équiper au plus vite les services. «J’ai dû renoncer à certains outils utilisés dans le privé, mais qui, de l’avis d’une partie des agents, étaient trop sophistiqués. »
Outil collaboratif
Or, selon Jean-Noël Verfaillie, «la dématérialisation ça ne marche que si il y a adhésion des services. Le premier réflexe est souvent d’avoir peur de devoir utiliser un nouveau support alors que le plus souvent en moins de quinze jours, le support en question est totalement intégré aux pratiques ».
Après plusieurs années sur ce chantier, l’élu est satisfait des avancées en interne comme dans la relation avec la population, avec la mise en place d’une application qui permet de signaler des problèmes sur la voie publique (15 % des habitants l’ont téléchargée), «un score plutôt correct », ou avec les administrations, «à l’instar des bons de commande et des bordereaux 100 % numérisés qui offrent un important gain de temps avec le Trésor public ».
En plus des fonctionnalités classiques, Jean-Noël Verfaillie a entrepris de transformer une action moins visible mais essentielle et le concernant directement : le circuit de la prise de décision. «Quand j’étais absent, les projets n’avançaient pas faute de ma validation ou de ma signature », explique l’élu.
La solution est venue d’un parapheur électronique, co-conçu et diffusé par Paul-Antoine de Carville, aujourd’hui maire de Sens (élu en octobre 2022 à la suite du décès de Marie-Louise Fort). «Je peux signer où que je sois et je garde la main sur le document en cours d’élaboration à chaque étape. Un “chat” est associé au document pour échanger avec les services concernés et l’améliorer au fil de la réflexion commune », se félicite-t-il.
L’élu de Marly est tellement convaincu de l’outil qu’il «multiplie les démonstrations auprès de (ses) confrères ». Sans surprise, Paul-Antoine de Carville ne dément pas l’enthousiasme de Jean-Noël Verfaillie et va même plus loin sur le sens à donner à l’utilisation de ce nouvel outil. C’est lorsqu’il était élu chargé de la vie des quartiers à la mairie de Sens qu’il a ressenti le besoin «d’un outil simple, pour suivre précisément les demandes des habitants et les réponses qui leur étaient apportées, et adapté à l’organisation interne des petites communes ».
Il s’associe à un ami concepteur pour élaborer ce parapheur, qui sera commercialisé en 2020 et qui est actuellement utilisé par des petites communes, des départements et des parlementaires. D’ailleurs, selon Le baromètre du numérique 2022, ce parapheur est «l’outil phare des (communes) de moins de 1 000 habitants, avec 76 % d’utilisateurs ».
Avec ce parapheur, Paul-Antoine de Carville peut suivre en temps réel l’avancée des dossiers «sans être forcément présent en mairie. Ce qui est un gain de temps appréciable pour un élu local ». «Sans le parapheur, le document se construit avec des rectifications, partant parfois dans tous les sens et s’empilant jusqu’à la signature du maire… qui peut dire non !, avec un retour frustrant à la case départ. Avec cet outil, le document se co-construit avec l’élu qui peut intervenir à tout moment », détaille-t-il.
Il se défend d’avoir renforcé une organisation verticale et voit plutôt dans ce nouveau circuit «une organisation à la fois horizontale et verticale, avec un élu au centre de la décision ». Selon ses échanges avec ses confrères, ce changement serait «significatif des nouveaux élus, plus “techno”, qui maîtrisent des dossiers de terrain et qui veulent tout savoir. Et moi le premier ! », ajoute-t-il. «Si je suis interpellé – un chantier en retard, un conflit sur la voie publique avec un policier municipal… –, je veux pouvoir répondre », déclare Paul-Antoine de Carville.
Il en conclut qu’intégrer de nouveaux outils, c’est aussi «découvrir et s’adapter à une nouvelle façon de penser ».
40 % seulement des communes de plus de 3 500 habitants répondantes reçoivent et instruisent les dossiers électroniquement ainsi que 70 % des EPCI.
En milieu rural, les problèmes de ressources humaines, le manque de formation des personnels et d’information du public, les difficultés techniques expliquent en grande partie ce résultat. www.amf.asso.fr

Arnaud Debrade,
maire de Louroux-de-Bouble
(250 habitants, Allier)
" Le choix des logiciels libres "
Je reconnais que ces choix n’ont été possibles que parce que je compte, dans mon équipe de conseillers municipaux, des experts de ces questions. Je partage mon expérience avec d’autres élus de petites communes et je vois bien que ce qui les arrête, c’est l’absence de ressources humaines.
Pour trouver des solutions pratiques, nous nous sommes rapprochés de l’Association des développeurs et utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales (Adullact), qui développe un catalogue de logiciels libres utiles aux missions de service public. Les logiciels libres pouvant être modifiés et partagés, ils permettraient à la fois de faire du sur-mesure et de mutualiser les innovations en la matière.
La devise de l’association étant “L’argent public ne doit payer qu’une fois !” ».
Elles sont presque autant à peiner à avoir une pleine maîtrise des outils numériques. Si de nombreux sondés disent avoir gagné en compétences depuis la crise sanitaire, les plus vulnérables (non diplômés et âgés de 70 ans et plus) sont une majorité à ne pas avoir l’impression d’avoir progressé ces deux dernières années. Et ce public ne peut pas se tourner vers la communication téléphonique des services publics, qui s’avère défaillante, comme en témoigne une enquête de janvier 2023 de l’Institut national de la consommation menée avec la Défenseure des droits (www.defenseurdesdroits.fr, rubrique Actualités).
De nombreux appels à des services publics restent en effet sans réponse (lire Maire info du 27/01/2023). Le public le plus en difficulté se retrouve ainsi dans une double impasse.
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Cet article a été publié dans l'édition :
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