Infrastructures : la concurrence pourrait menacer l'accès au numérique
Le développement des pylônes et des mâts accueillant les antennes suscite des conflits entre les acteurs de la filière.
Les quatre opérateurs télécoms (Orange, SFR, Bouygues et Free) ont vendu cher leurs pylônes et leurs mâts à des towercos (sociétés financières) pour engranger des bénéfices et disposer de l’argent nécessaire au déploiement de la fibre optique et de la 5G.
L’Association française des opérateurs d’infrastructures de téléphonie mobile (Ofitem) regroupe les quatre principales towercos (ATC, Cellnex France, TDF et Totem). « Environ 90 % des 70 000 sites de téléphonie mobile en France sont aujourd’hui détenus et gérés par les towercos qui ont investi de l’ordre de 10 milliards d’euros au cours des cinq dernières années dans la construction, la gestion et l’exploitation de points hauts » (pylônes, toits-terrasses), précise Vincent Cuvillier, directeur général de Cellnex France et président de l’Ofitem.
La délicate revalorisation des loyers
Ces opérateurs d’infrastructures sont donc devenus les interlocuteurs directs des maires. Pour développer leurs parcs de pylônes et de mâts, les towercos identifient des sites et négocient des baux avec les propriétaires publics et privés de terrains ou deviennent titulaires des baux cédés par les opérateurs télécoms. Le montant du loyer du terrain varie de plusieurs centaines d’euros par an à plusieurs dizaines de milliers d’euros pour les sites les plus convoités.
L’arrivée à échéance des baux soulève la question de la revalorisation des loyers. C’est dans ce contexte qu’interviennent des sociétés foncières ou de nouvelles towercos qui proposent à la commune de reprendre le bail qu’elle a signé des années auparavant avec l’opérateur télécoms puis la towerco « historique », avec un loyer revu à la hausse. Pour un maire, la proposition d’un loyer revalorisé est alléchante. Mais si la towerco historique et les opérateurs télécoms refusent les conditions posées par le nouveau titulaire du bail, le site risque de ne plus être exploité par ces derniers et la commune peut perdre tout réseau.
« Ces sociétés foncières, qui sont aussi parfois des towercos, proposent aux maires des loyers revalorisés tout en les assurant qu’ils sont mandatés par un opérateur télécom, garantissant ainsi la couverture de la commune, explique la Fédération française des télécoms (FFT). Or, il n’en est rien et les maires se font tromper : une fois le bail signé avec la commune, le nouveau titulaire propose à la towerco historique qui n’a plus le bail soit un loyer prohibitif pour le maintien de son pylône, soit de lui racheter le pylône à très bas prix. La towerco historique n’a d’autre choix que de démonter son pylône. »
Dans certains cas, la towerco évincée négocie avec les communes pour retrouver un site et reconstruire un pylône pouvant accueillir les opérateurs télécoms. Mais cela prend du temps et, dans cet intervalle, il n’y aura pas de couverture. Les maires des communes d’implantation d’un pylône mutualisé par plusieurs opérateurs télécoms sont particulièrement exposés dans le cas d’un conflit sur lequel ils n’ont aucune prise.
La société Valocîme figure parmi les nouvelles towercos. « Depuis quatre ans et demi, nous avons renégocié 2 000 baux avec les communes », précise son président, Frédéric Zimer. Son objectif ? « Rééquilibrer la chaîne de valeur des télécoms, largement profitable aux towercos historiques, au profit des propriétaires de sites – les mairies – et des opérateurs mobiles. »
Comment procède Valocîme ? « Nous proposons aux maires de louer leurs terrains à échéance du bail en cours en leur proposant un loyer significativement revalorisé, explique-t-il. Quand nous avons la jouissance du terrain, nous proposons à la towerco précédente de lui racheter son pylône à la valeur du neuf, ce qui évite de le démolir et d’en reconstruire un autre. »
Problème, « les towercos historiques refusent systématiquement notre offre car elles ne veulent pas de concurrents, affirme Frédéric Zimer. Donc, nous devons les expulser. Nous reconstruisons alors un pylône en quelques mois et proposons aux opérateurs télécoms d’y installer leurs antennes en payant le coût d’hébergement 20 % moins cher. »
Mais durant ces « quelques mois », la commune peut perdre l’accès au réseau. Le président de Valocîme dégage sa responsabilité : « La couverture numérique du territoire dépend des opérateurs télécoms, pas de la towerco qui gère les infrastructures. Pour ma part, je garantis aux maires qu’une fois titulaire du bail, je m’engage à construire un pylône en cas de difficulté. » Dans cette hypothèse, un mandat de l’opérateur télécom est nécessaire (lire ci-dessous).
Selon la FFT, « plusieurs centaines de baux qui arriveront à échéance fin 2023-début 2024 ont d’ores et déjà été renégociés par anticipation entre les sociétés foncières, les nouvelles towercos et les mairies ».
Concrètement, confirme à Maires de France la FFT, ce sont donc autant de sites, en zone urbaine ou rurale, qui pourraient voir leur couverture régresser à cause de conflits. « Plusieurs dizaines de pylônes sont en cours de démontage », indique-t-elle.
Cette situation a été signalée à l’AMF qui appelle les maires à être vigilants lorsqu’ils se voient proposer des conventions pour prendre le relais des baux conclus avec les opérateurs de téléphonie mobile pour l’installation de pylônes (lire ci-dessous). De même, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et les préfets ont incité les élus bénéficiaires d’un programme national de couverture des zones blanches à bien lire les clauses contractuelles des contrats de bail qui leurs sont proposés.
Vers une régression de la couverture ?
La démarche des sociétés foncières et nouvelles towercos est-elle légale ? L’Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel (Avicca) affirme que « la pratique est légale mais pas nécessairement morale ». La FFT admet aussi qu’« on ne peut empêcher des maires de signer des contrats bien ficelés juridiquement avec une société tierce ».
À ce stade, la FFT et l’AMF se félicitent d’une disposition de la loi n° 2021-1485 du 15 novembre 2021 qui devrait permettre de réguler la situation pour les constructions nouvelles de pylônes : l’acquéreur d’un droit de bail en vue d’y implanter une installation radioélectrique doit désormais faire valoir auprès des maires l’existence d’un mandat de l’opérateur de téléphonie mobile (lire ci-dessous). Selon l’Ofitem, la loi s’applique aussi aux installations existantes pour éviter tout démontage de pylône.
La FFT veut aller plus loin et demande à l’État de « créer en lieu et place du bail civil, pas du tout protecteur, un “bail télécoms” pour préserver de la spéculation des biens essentiels pour la population » que sont ces infrastructures et les antennes incontournables pour accéder au numérique.
L’Ofitem partage cet objectif et a aussi saisi en ce sens le ministère de l’Économie : « nous avons besoin de sécurité juridique car nous faisons des investissements de long terme pour participer à la couverture mobile du territoire via nos infrastructures. Il est contreproductif de devoir les désinstaller », explique Vincent Cuvillier.
Le président de Valocîme indique, de son côté, avoir « saisi l’Autorité de la concurrence pour lui suggérer d’instaurer la portabilité des infrastructures en obligeant le propriétaire d’un pylône à le vendre au juste prix au nouveau titulaire du bail. Cela éviterait le risque de rupture d’accès au réseau ».
Il prévoit, lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes opérateurs, que les acquéreurs d’un droit au bail, les preneurs d’un contrat de bail ou de réservation d’un terrain en vue d’y implanter une installation radioélectrique doivent faire valoir auprès des maires l’existence d’un mandat de l’opérateur de téléphonie mobile ayant vocation à exploiter l’antenne.
Une disposition qui entend permettre à la commune de pouvoir mieux contrôler les déploiements des opérateurs et éviter des acquisitions à des fins purement spéculatives. Lire l'article de Maires de France " Téléphonie mobile : réguler les sites mobiles ".
Michel Sauvade, maire de Marsac-en-Livradois (63), co-président de la commission numérique de l’AMF
« La couverture numérique doit être absolument garantie »
Oui. Lors de la renégociation des baux que les communes avaient antérieurement signés avec les opérateurs télécoms, certaines towercos cherchent, comme les opérateurs télécoms en leur temps, à tirer les prix vers le bas sous prétexte qu’elles concourent à l’aménagement numérique du territoire. C’est inacceptable.
Dans la négociation d’un bail foncier avec les towercos, l’enjeu pour un maire ne consiste pas à faire d’énormes bénéfices. Il consiste à fixer le juste prix pour valoriser le patrimoine communal. Pour l’AMF, le bail ne doit en aucun cas être sous-évalué, ni réduit à un euro symbolique.
• Que change l’arrivée de sociétés foncières ou de nouvelles towercos dans ce contexte ?
Ces sociétés proposent aux maires de reprendre le bail qu’ils avaient signé des années auparavant avec l’opérateur télécom ou la towerco en revalorisant le montant du loyer, ce qui est attractif. Mais, une fois titulaires du bail, ces sociétés imposent à la towerco et aux opérateurs télécoms occupant le site soit des conditions tarifaires exorbitantes, soit l’obligation de démonter leurs installations.
Dans les deux cas, le risque est le même : le site peut ne plus être exploité par la towerco et l’opérateur télécom initiaux, et la commune perdre tout réseau.
• Que peuvent faire les maires ?
L’AMF appelle les maires à être vigilants lorsqu’ils se voient proposer des conventions pour prendre le relais des baux conclus avec les opérateurs de téléphonie mobile et les towercos. Les élus doivent vérifier la partie annexe du contrat de bail afin qu’elle ne comporte aucune clause menaçant l’accès de la commune au réseau.
La couverture numérique doit être absolument garantie.
Les maires doivent être d’autant plus attentifs que ces nouveaux contrats de bail comportent en général des pénalités de résiliation très élevées si la commune réagit trop tard, après la signature.
Raccourci : mairesdefrance.com/1891
Cet article a été publié dans l'édition :
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