Les maires face au mal-être des citoyens
Depuis quelques années, tensions et agressions se multiplient à l'égard des institutions et de leurs représentants - élus locaux et agents publics notamment -, mais aussi dans la population et dans les familles. La crise accentue le phénomène. À défaut de pouvoir agir sur les fractures lourdes qui bouleversent la société, les élus disposent de quelques solutions.
"Les incivilités, les injures, les agressions se sont multipliées », note le président de l’association départementales des maires de la Meuse, Gérard Fillon, qui se lance dans une énumération de cas hauts en couleur : administré ayant pénétré dans une mairie un révolver à la main, une habitante en conflit avec sa voisine pour une histoire d’élagage, juchée dans un arbre qu’elle refusait de quitter... Pour le maire de Beurey-sur-Saulx (400 hab.), « ces problèmes ont toujours existé mais ils étaient de l’ordre de l’événement exceptionnel. Depuis environ trois ans, ils surgissent régulièrement ».
Au niveau national, les exemples fourmillent aussi. Le 12 mai dernier, la voiture de la maire d’Houdain (Pas-de-Calais, 7 300 hab.), Isabelle Levent-Ruckebusch, a été incendiée. En 2020, le maire de l’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, 8 000 hab.), vice-président de l’AMF, Mohamed Gnabaly, a été menacé de mort, et des croix gammées ont été retrouvées sur le portail de son domicile. Et ainsi de suite…
La crise sanitaire accentue le phénomène. « Les centres communaux d’action sociale (CCAS) ont reçu davantage de personnes en bout de course, dans des situations inextricables, déboussolées et excédées de ne pas avoir pu aller au bout de leurs démarches ou de ne pas avoir trouvé le bon interlocuteur. La dématérialisation des démarches n’a pas aidé. Face à ces situations, les agents eux-mêmes se sont retrouvés dans la difficulté pour apporter des solutions. Les incivilités, les échanges tendus, les agressions ont augmenté envers les aides à domicile et les agents d’accueil », témoigne Hélène-Sophie Mesnage, directrice générale adjointe de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas).
Les relations de travail en pâtissent. À la mairie de Cahors (Lot, 20 800 hab.), « il a pu exister des tensions entre les agents qui sont venus travailler en mairie et ceux qui, pour des raisons tout à fait justifiées, sont restés chez eux, mais auraient souhaité travailler, relate le maire, Jean-Marc Vayssouze-Faure. Il faudra que nous trouvions des réorganisations, que nous repensions le dialogue. Mais cela laissera des traces. »
Le maire d’Arras (Pas-de-Calais, 42 300 hab.), Frédéric Leturque, constate que dans la population, « la montée d’adrénaline est plus rapide. Nous avons eu des tensions entre habitants, entre certains qui pouvaient avoir des moments de convivialité autour de barbecues ou lors d’anniversaires, et d’autres qui ne le pouvaient pas et qui le vivaient mal ». Pour Luc Bouard, maire de La Roche-sur-Yon (Vendée, 57 700 hab.), « la crise a créé des fragilités. Une partie de la population a énormément souffert de l’isolement, a pris certaines habitudes et en a oublié d’autres.
Le retour à une vie normale a pu engendrer des tensions à cause de cela : l’oubli de vivre avec l’autre, de faire des concessions dans la rue, en bas de son immeuble. » Avec des conséquences dans la sphère familiale : « J’ai eu un certain nombre de mamans qui vivent dans des barres d’immeubles seules avec trois ados, et qui me disaient :“Faites quelque chose M. le Maire, je n’en peux plus, je n’arrive pas à les garder à la maison, ils ne respectent pas les règles.” C’est tellement difficile de passer quatre mois enfermés, dans les zones d’habitat dense… »,
témoigne-t-il.
Pédagogie, retenue et médiation
Le maire de Laval (Mayenne, 52 200 hab.), Florian Bercault, a commandé en septembre 2020 un baromètre de rentrée pour mesurer l’état social et psychologique des Lavallois. « Il en est ressorti que l’état psychologique se dégradait. On sent des tensions sociales dans la ville. Celui qui ne porte pas son masque ou ne le porte pas correctement est pointé du doigt. Des nouvelles rivalités sont apparues entre citoyens. »
Après le virus, une autre épidémie pointe, « psychologique celle-là », selon Gilbert Hangard, président de l’association Élus santé publique et territoires (ESPT) et adjoint au maire d’Albi (50 700 hab., Tarn). Selon lui, la crise sanitaire a « généré beaucoup de stress, d’inquiétude sur les masques, la vaccination, d’incertitudes sur l’avenir : nouvelles vagues de contaminations, contexte économique et social, bouleversements de la société avec le développement du numérique, de la télémédecine. Les gens sont perdus ».
La crise s’est traduite par « une hausse des consultations en établissements psychiatriques, davantage de personnes ont des idées suicidaires, de l’angoisse, etc. Les délais pour rencontrer les services de psychiatrie s’allongent ». Le Réseau français des villes santé (RfVS) de l’OMS confirme : « Dès le premier déconfinement, les villes ont constaté que certains enfants ne revenaient pas en classe malgré la réouverture des écoles, que certaines personnes avaient le syndrome de la cabane (elles ne voulaient plus ressortir de chez elles), explique Nina Lemaire, cheffe de projet au sein de RfVS. La santé mentale reste encore dramatique aujourd’hui ».
Dans les communes où un conseil local de santé mentale (CLSM) préexistait à la crise, comme à Albi, parer à l’urgence « a été plus facile car il y avait déjà un réseau d’élus, de structures en psychiatrie, d’associations, observe Gilbert Hangard. Quand on se connaît, on peut aller beaucoup plus vite. Les présidents des CLSM sont dans des partenariats avec l’État et sont des facilitateurs. L’ESPT milite pour que les élus à la santé soient reconnus comme de véritables partenaires des autres acteurs sanitaires. Il doit y avoir un dialogue avec la population, il faut créer des synergies, réunir des groupes. Leur rôle est d’atténuer ce mal-être. »
C’est le cas à Lille (235 000 hab, Nord.). La ville a mis en place un conseil local de santé mentale il y a une dizaine d’années avec différents partenaires locaux (l’établissement public de santé mentale de Lille, le CHU notamment). Des problèmes récurrents liés aux difficultés sociales de résidents auxquelles étaient confrontés certains bailleurs ou encore l’isolement des personnes âgées avaient conduit la mairie à prendre en compte très tôt le problème de la santé mentale des habitants. Elle venait de mettre en place dans quelques mairies de quartier des consultations psychologiques.
« Avec le Covid, les personnes âgées et les étudiants ont eu davantage de besoins, le réseau lillois des médecins et psychologues a été saturé. Nous avons donc généralisé les consultations psychologiques dans toutes les mairies de quartier. Les centres sociaux, les universités l’ont également fait. Les consultations en mairie de quartier ne sont pas ouvertes à tous, mais aux habitants qui y sont orientés par les travailleurs sociaux. Nous avons constaté par exemple que les hommes acceptaient d’y aller plus facilement car ils ne se sentent pas traités comme des malades », explique l’adjointe à la mairie de Lille en charge de la santé, Marie-Christine Staniec.
Apaiser les tensions ne passe pas uniquement par le traitement psychologique. Le maire de Saint-Émilion (1 900 hab.), Bernard Lauret, président de l’association départementale des maires de Gironde, a passé quelques consignes sur le port du masque : « J’ai demandé aux policiers municipaux de ne surtout pas verbaliser les contrevenants mais plutôt de faire de la pédagogie. »
Pour Mohamed Gnabaly, la première chose à mettre en place est « le devoir d’exemplarité des élus. Ils ne doivent pas recourir à la violence des mots, aux injures. Il faut remettre le débat démocratique dans la raison. Le premier rôle du maire est de créer de la cohésion sociale et du lien, de créer de la proximité, de l’écoute », via notamment l’action culturelle et sociale (colis alimentaires, accompagnement social, appels quotidiens des seniors…) en s’appuyant sur les associations, la société civile. Ou encore en organisant réunions publiques, événements dans la commune, activités de loisirs… pour « récupérer » le maximum de personnes exclues ou isolées. Le maire d’Arras pense même réorienter son mandat pour mieux l’articuler « autour de la cohésion sociale et de la cohésion du territoire car la crise a changé la nature des liens entre les administrés, entre les élus », analyse Frédéric Leturque.
« Ces actions fonctionnent avec une population qui n’est pas hostile aux institutions. C’est plus compliqué quand il existe une défiance vis-à-vis de l’institution et que les habitants ne reconnaissent pas de légitimité au maire, souligne Mohamed Gnabaly. Par exemple en matière d’aides au logement qui ne relèvent pas des compétences de la mairie. »
« Il faut remettre les institutions à leur place » et cela passe aussi par la fermeté avec « des sanctions effectives », estime l’élu, qui a déposé une plainte à la suite des menaces dont il a fait l’objet. Le président de l’association départementale des maires de la Meuse, comme beaucoup d’autres AD, se constitue partie civile dans toute agression de maire lorsque celui-ci donne son accord. L’AMF 55 a passé des conventions avec la gendarmerie, le parquet pour échanger sur les agressions d’élus. Lorsqu’une dégradation est commise sur le territoire de la commune, le maire « convoque l’auteur » s’il est identifié, « pour renforcer l’autorité du maire », explique Gérard Fillon : « Nous lui proposons de rembourser les frais. S’il accepte, nous signons une transaction dont nous envoyons une copie au parquet. Si l’auteur ne respecte pas ses engagements, il rejoint le traitement classique des infractions devant la justice. »
Désamorcer les conflits
Dans ce contexte de tensions, outre la création de l’Observatoire des agressions envers les élus au sein de l’AMF, François Baroin, son président, et Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, ont écrit à tous les maires de France, en mars dernier, pour les « sensibiliser aux formations proposées par la gendarmerie nationale concernant la gestion des incivilités et agressions dont ils peuvent être victimes » (lire ci-contre). Une brochure les invite à se poser quelques questions avant toute intervention (nombre de personnes , connues ou inconnues, alcoolisées ou non, armées ou non…).
« La formation des agents à l’accueil du public permet aussi de désamorcer des situations potentiellement tendues », ajoute Hélène-Sophie Mesnage, la DGA de l’Unccas. Sans oublier que, parfois, l’intervention d’un tiers peut être plus efficace. Pour le port du masque, nombre de communes ont fait appel à des médiateurs plutôt qu’à des policiers municipaux ou autres représentants de l’ordre. « Un tiers n’intervient pas pour la mairie ou les habitants : il a juste une fonction de médiation », argue Xavier Rochefort, président de France Médiation, qui fédère plus de 80 opérateurs de médiation sur le territoire national. « L’élu a une fonction de médiateur pour entrer en relation avec les administrés et apporter des solutions.
Mais parfois, il est difficile d’entrer en contact. Or ce premier contact conditionne beaucoup la suite des échanges », prévient Xavier Rochefort pour qui « la crise a fait émerger les besoins en médiation sociale dans les territoires ruraux. Celle-ci n’intervient pas seulement dans le conflit. Mais aussi pour le vivre en société et la cohésion sociale », assure-t-il. France Médiation vient d’éditer un guide qui « peut tout à fait être lu par les élus pour les aider dans leurs fonctions, leur donner des outils. Cela n’empêche pas l’intervention de professionnels. C’est une base pour sensibiliser. Tout le monde devrait avoir des notions de médiation, même entre voisins ! » À Bordeaux, la mairie songe d’ailleurs à intégrer une compétence médiation dans toutes les fiches de poste des agents des espaces verts.
Sur le long terme, les maires peuvent aussi agir sur les équipements pour l’accueil du public dans les bâtiments comme dans l’aménagement extérieur. La DGA de l’Unccas mise beaucoup sur le « design de service public », qui englobe à la fois les équipements, mais aussi l’organisation et toute la réflexion sur l’innovation pour fournir un meilleur service : « Cela fonctionne. Il est plus apaisant d’accueillir du public dans de bonnes conditions, à la fois pour les agents et pour les personnes reçues. » Déjà en 2018, le think tank Terra Nova avait fait le lien entre incivilités et aménagement de l’espace public.
Cet article a été publié dans l'édition :
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