Il y a d’abord la remise en cause de la légitimité de l’élue. Est-elle là « pour de bonnes raisons », « à sa place » ? Sourires en coin, tutoiement, grivoiseries… Beaucoup de leurs collègues masculins peinent encore à admettre leur pleine et entière participation à la gestion publique. « Nous devons être traitées d’égal à égal, mais il y a de la misogynie. Ce n’est pas toujours méchant… Ils s’habitueront, analyse Dominique Aguilar, maire de Tonnerre (4 705 hab., Yonne). Un soir, je m’arrête sur le bord de route, des ouvriers interviennent sur la voie publique : je leur dis “Je suis le maire”, ils ne l’avaient même pas imaginé… On part de très loin ». «J’ai récemment vu une collègue dire des choses très intelligentes devant huit hommes, elle s’est fait huit ennemis », dit Françoise Cauwel, conseillère municipale à Fréjus (53 511 hab., Var). La résistance masculine est de mise, note Anouk Paolozzi Dabo, adjointe au maire de Guérande (16 186 hab., Loire-Atlantique) : « Il est fréquent que les élus attaquent les projets d’élues. Entre eux, ils se mettent d’accord avant et se soutiennent, même si leur projet ne tient pas la route. »
Les élus ne manquent pas de s’attaquer aux apparences – « les vêtements, le physique, les tics », constate Geneviève Letourneux, conseillère municipale à Rennes (216 270 hab., Ille-et-Vilaine), qui regrette cette « réduction au corps ». « J’ai vécu des sous-entendus déplaisants, voire dérangeants surtout pendant mes deux grossesses ! », confirme Marie-Christine Morice. « Il n’y a que les femmes qu’on attaque sur le physique », relève Françoise Cauwel.
« Nous sommes souvent plus petites que les hommes, relève Pascale Luciani, conseillère à Saint-Maur-des-Fossés (94). Dès lors, on ne nous met pas devant sur l’affiche. » La voix pose problème. « Lors d’un débat, les voix masculines couvrent les nôtres », poursuit-elle. Résultat, les élues sont plus souvent interrompues. « Cela invite à une réflexion plus large sur la gestion du temps de parole et de la participation », relève Geneviève Letourneux, qui ajoute : « Les voix graves inspirent la stabilité… Dès lors, nous sommes moins crédibles : moi, dans l’émotion, ma voix devient aigüe. Les “grandes gueules” trouvent plus facilement une place en politique. » « À chacun ses armes », s’amuse une élue. À Fréjus, pour se faire entendre, Françoise Cauwel parle « fort… et trash » au risque de « mimer les hommes ». Son débit la soucie encore : « En débat, je me sens sous la pression des hommes, je parle vite et personne ne m’écoute. Parfois, 10 minutes plus tard, un homme dit la même chose que moi, et tout le monde l’applaudit ! »
Une réalité complexifie la vie d’élue : la surcharge de travail, abordée scientifiquement sous le terme de « charge mentale ». Mandat, métier et famille s’agrègent dans un pesant maelström. Il y a des « progrès », relève Anouk Paolozzi Dabo : « Les hommes s’impliquent davantage dans les tâches familiales, mais je n’ai jamais vu encore d’élus partir en catastrophe pour récupérer le petit à l’école ! » Selon Geneviève Letourneux, l’engagement en politique rend moins disponible pour la famille : « Il nourrit chez les femmes une culpabilité qu’il faut apprendre à dompter. »
Comment se protéger ? « Il faut réorganiser sa vie, dit Marie-Christine Morice, le temps se raréfie pour le métier, l’attention à la famille est réduite à la portion congrue… Le mandat est chronophage si l’on n’y prend garde ! » Le constat – qui renvoie au statut des élu(e)s – stimule certaines femmes : « Mon quotidien est un joyeux bazar, dit Anouk Paolozzi Dabo : je regarde mon agenda H24 pour ne rien oublier, je jongle entre réunions et séances d’orthophonie, inaugurations et devoirs du soir… » Pour faire face, certaines recrutent des collaboratrices, rejoignent des réseaux d’élues et confient « beaucoup » de postes clés à des femmes, « au grand dam de mes opposants », dit Dominique Aguilar. « Avec des collègues, nous nous voyons souvent, quitte à ce que les hommes nous disent “Vous, le clan des filles”, explique Françoise Cauwel. Nous nous faisons des compliments, nous validons nos impressions. Cela fait du bien car, à être minoritaires, on devient paranoïaques. » « Nous nous soutenons, dit Anouk Paolozzi Dabo, ce qui n’est pas notre première qualité – les hommes savent mieux faire. »
Afficher leur volonté d’instaurer une véritable parité n’est pas évident. Geneviève Letourneux se souvient d’un exposé qu’elle faisait, convaincant, jusqu’au moment où elle évoque « LE » sujet : « Là, j’ai senti l’auditoire déconsidérer tout ce que j’avais dit ! » En 2008, Pascale Luciani (Saint-Maur-des-Fossés) – qui était maire – voulut créer un réseau féminin au sein d’une association d’élus. Ce fut un « niet » de la part des instances. Au-delà de la parité, note-t-elle, « c’est aussi en matière d’âge, d’origine ou de profession que la mixité s’évalue ».
Formation, sororité…, Anouk Paolozzi Dabo invite les femmes à la « ténacité » car « même si elles sont parfois malmenées, elles doivent continuer à faire avancer notre cause et à ne pas laisser notre place ». La « cause » le mérite. « Être élue est un atout, dans les rapports à la population, le management des équipes, l’approche et la mise en œuvre des projets ! », estime Marie-Christine Morice. « Pour moi, être une femme est une force ; pour les hommes, c’est un inconvénient », résume Françoise Cauwel. La relève est-elle assurée ? « La politique, c’est très dur sur le plan psychologique, prévient Dominique Aguilar. Nous devons avoir un cuir épais pour que glissent les commentaires désobligeants, parfois sexistes. Je comprends que beaucoup de femmes ne veuillent pas s’engager. » Le débat sur la parité et les propositions de l’AMF (lire ci-dessous) pourraient contribuer dans ce contexte à rééquilibrer la situation. Voire à susciter des vocations. Tout comme la suite que le gouvernement donnera (ou pas) aux propositions du Sénat, à l’automne 2018, pour renforcer le statut des élu (e)s (1).
(1) Rapport d’information n° 362. www.senat.fr
Ce que les élues apportent à la décision locale
Les experts du management parlent de « max mix » – ou « maximum de mixité ». Une décision, selon eux, est d’autant plus pertinente qu’elle a donné lieu à un riche échange de points de vue dans son élaboration. Questionnées sur leur « apport » à la gestion locale, nos témoins mettent en avant cet enrichissement. « Quand je prends une décision, je pense à mes enfants – sans doute plus qu’un homme », estime Françoise Cauwel, conseillère municipale à Fréjus. Les femmes injecteraient dans la gestion locale une « vision de terrain », une préoccupation « plus humaine », « plus de concertation et d’intuition ». « Elles sont plus dans l’empathie et l’intérêt collectif, dit Anouk Paolozzi Dabo, adjointe au maire de Guérande. Je vois souvent des élus hommes manquer de fermeté face à des administrés virulents, et revenir sur une décision pour passer pour un gentil élu. »