Très vite, Thierry Perrot comprend que l’individu est là pour « perturber le 2e tour ». Sans raison apparente, « il se met à insulter les personnes présentes et à proférer des menaces de mort à l’égard de mes filles et de ma compagne (…) C’était impossible de discuter ». La tension monte. « Vous ne savez pas quelle décision prendre dans ce genre de moment. » Tout « proche d’un passage à l’acte », le maire se contient : le sous-préfet qu’il joint par téléphone lui demande d’appeler les gendarmes. L’individu quittera finalement le bureau de vote avec eux pour « troubles à l’ordre public en vue d’empêcher les opérations du scrutin », quatre heures après avoir fait irruption.
Dans la foulée, Thierry Perrot dépose plainte. « Mon avocat m’avait prévenu qu’il écoperait d’un rappel à la loi et que la procédure s’arrêterait certainement là. » Six mois plus tard, c’est effectivement ce qui s’est passé…
Les choses semblent toutefois évoluer en cette rentrée : après deux étés consécutifs marqués par la forte médiatisation d’agressions de maires, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a demandé aux procureurs, dans une circulaire du 7 septembre, d’éviter les rappels à la loi pour privilégier le « défèrement » (lire ci-dessous). On en est toutefois encore loin… Denis Thuriot se souvient de sa «déception » lorsqu’il a appris que sur les dizaines de personnes qui l’ont insulté et menacé verbalement et physiquement alors qu’il tentait, avec sa femme, de mettre fin à des rodéos motorisés sur l’une des places de Nevers (58) dont il est le maire, aucun n’a écopé de verbalisation. «Il suffisait qu’une patrouille de police se déplace pour que ce soit réglé (…) Au lieu de ça, j’ai fait le guignol, seul, au milieu de la place. »
Le maire relève une «dichotomie » : sa fonction lui confère, en effet, les pouvoirs d’officier de police judiciaire – « On peut interpeller quelqu’un ! » – et, dans le même temps, sa parole
« ne vaut pas plus » que celle de « ceux qui (l)’ont insulté ». Et Denis Thuriot de pousser un coup de gueule : « Les maires n’ont pas plus de droits mais plus de fonctions : que l’on arrête de nous considérer comme personnes dépositaires de l’autorité publique si c’est comme ça ! ».
« Souvent, la sanction n’apparaît pas suffisante », confirme Didier Seban, avocat à Paris. L’AMF, qui vient d’installer un observatoire des agressions envers les élus (lire p. 29), réclame depuis plusieurs années « la mise en œuvre d’une politique pénale ferme en répression des actes commis à l’encontre des parlementaires et des élus locaux » et l’application de la circulaire Belloubet du 6 novembre 2019 (www.amf.asso.fr, réf. BW40254 et BW40318).
Parmi les élus agressés toutefois, tous ne choisissent pas d’engager une procédure judiciaire et de bénéficier de la protection fonctionnelle à laquelle ils ont droit. «Beaucoup de maires agressés ne se font pas assister », constate l’avocat. Or, selon la loi, la commune «est tenue de protéger le maire (…) contre les violences, menaces ou outrages dont ils pourraient être victimes à l’occasion ou du fait de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté ». Encore faut-il faire voter cette protection fonctionnelle en conseil municipal.
Maire de La Loubière (12), Magali Bessaou a bien rapporté aux autres membres du conseil le «différend » qui l’a opposée à trois administrés. «Personne n’en revenait, on est passé là-dessus et on a continué. » Mais elle n’a pas souhaité déposer plainte. Comme elle, bon nombre d’élus «hésitent à demander quelque chose à leur bénéfice et qui coûte à leur commune », assure Didier Seban, qui explique aussi que faire voter la protection fonctionnelle est « lourd » pour une commune qui réunit son conseil seulement 3 ou 4 fois par an. Pourtant, ce jour-là, Magali Bessaou a eu « peur » et s’est « sentie vulnérable » lorsque l’un des trois hommes, réunis en mairie à sa demande pour régler un problème d’urbanisme, a manifesté son désaccord avec elle en portant un coup de poing sur la table et en jetant violemment une chaise derrière lui. «J’ai appelé les gendarmes et me suis réfugiée dans mon bureau. J’ai repensé à une phrase de cette personne, qui disait : “Je connais très bien vos enfants et je sais où ils habitent’’. Après coup, je l’ai prise pour une menace, j’ai dit à ma fille de 14 ans qui était seule à la maison de s’enfermer et de mettre l’alarme. Depuis, j’ai fait installer des caméras à la maison. »
« Il y a une forme de solitude qui naît face à ces agressions qui se répètent », déplore Didier Seban. «Je me sentais seul et sans soutien », confirme Denis Thuriot. À Berrogain-Laruns, Thierry Perrot, lui, ne peut pas encore parler de son histoire au passé. Depuis l’épisode du bureau de vote, il a subi de nouvelles «intimidations » de l’individu, «les menaces contre ses filles », les rumeurs à son endroit «qui renvoient de vous une image totalement faussée ». Jusqu’au jour, où, «usé », il est lui-même passé à l’acte. «Au cours d’une énième provocation, je l’ai attrapé pour qu’il sorte de la mairie. » Le maire a été condamné, en 2017, à 500 e d’amendes avec sursis et des dommages et intérêts, et l’individu à 1 mois de prison avec sursis pour outrage et des dommages et intérêts. Avant d’être condamné deux ans plus tard pour «harcèlement ». Suivi aujourd’hui encore par un psychiatre, Thierry Perrot, lui, respire peu à peu, avec la crainte que cette affaire soit «loin d’être terminée… »