Inauguré en février, le bus des services publics itinérant du CIAS de Carnelle-Pays de France (95) accompagne les populations fragiles dans leurs démarches administratives.
La Banque de France prévoit la perte de près d’un million d’emplois d’ici fin 2020 par rapport à 2019. Certains territoires enregistrent une hausse sensible du nombre d’allocataires du RSA, comme en Charente-Maritime, alors que la tendance était à la baisse ces dernières années. « Si la crise économique qui se profile est à la mesure de ce que décrivent les économistes, on peut redouter les mêmes problèmes qu’en 2008 », selon Benoît Calmels, délégué général de l’Union nationale des centre communaux d’action sociale (UNCCAS). Ceux-ci gardent en mémoire les séquelles de la crise financière, qui s’étaient étalées sur trois ans. En commençant par une hausse des demandes d’aides facultatives (paiement des factures, retards de loyer, aide alimentaire). Sur le terrain, les élus et les acteurs en charge du social sont tous inquiets. Des signaux locaux se multiplient. Comme les appels en mairie pour des demandes de logement social, « deux fois plus qu’auparavant » à Limoges (Haute-Vienne, 133 000 hab.), témoigne Samia Riffaud, nouvelle élue aux affaires sociales, CCAS et santé à la ville. « Cela peut être le signe que les gens s’organisent déjà pour amortir les lendemains difficiles à venir », estime l’élue qui redoute la situation à l’automne. Cheffe d’entreprise, elle mesure les risques qu’un certain nombre d’entre elles « mettent la clé sous la porte », lorsque les premiers reports de charge devront être acquittés. Avec les conséquences humaines et sociales auxquelles les collectivités devront faire face. Tous les acteurs locaux parlent de «nouveaux publics » venus les solliciter. Entrepreneurs, artisans, auto-entrepreneurs… font partie de ces « nouveaux venus », signale la commissaire à la lutte contre la pauvreté et la précarité en région Auvergne-Rhône-Alpes, Cécilie Cristia-Leroy. La fermeture des écoles – et donc des cantines – a eu un impact sur le budget de certaines familles. Si certains de ces « nouveaux » bénéficiaires vont « disparaître », comme les étudiants qui ont pu retourner se ravitailler chez leurs parents, d’autres risquent de rester, comme les petits entrepreneurs, ou de revenir, comme certains jeunes à la rentrée, faute d’avoir un travail saisonnier ou parce que le marché de l’emploi est exsangue pour absorber les 700 000 jeunes, prévient le président de l’UNIOPSS, Patrick Doutreligne. La Banque alimentaire notait, pour sa part, au cœur de l’été, 20 % de demandes en plus. Autres « victimes » de la crise sanitaire à suivre, les personnes dépendantes en partie de « l’économie parallèle », des femmes de ménage non déclarées ou à moitié seulement, qui cumulaient deux emplois et en ont perdu un. « La crise a accentué la situation de ceux qui étaient sur le fil », résume Freddy Grzeziczak, premier adjoint au maire de Saint-Quentin (Aisne, 55 600 hab.).
Même les villes dont les indicateurs économiques étaient plutôt flatteurs déchantent. Compte tenu des tensions à venir dans certains secteurs, comme l’aéronautique ou l’aérospace à Bordeaux et à Toulouse.
« Quand votre salaire chute mais pas vos traites, vous avez vite fait de toucher terre », décrit un responsable. Un directeur de CCAS le confirme, « ce qui m’a fait peur c’est lorsqu’on a commencé à rencontrer des personnes comme ce salarié du BTP qui gagnait bien sa vie, à 3 000 euros par mois, mais qui, avec
1 400 au chômage technique, ne s’en sort plus ».
Dans le Val-d’Oise, entre Roissy et Cergy, la communauté de communes Carnelle-Pays de France (19 communes, 32 000 habitants) surveille de près la situation des entreprises locales et des salariés. Elle a adhéré au fonds de résilience avec la région Île-de-France. « Nous avons beaucoup d’habitants en chômage partiel », mesure la maire de Baillet-en-France et vice-présidente du CIAS, Christiane Aknouche. « Nous avons commencé à échanger entre élus au sein de l’EPCI sur la nécessité de nous doter de mêmes critères d’attribution pour les aides ». Elle n’écarte pas l’éventualité que le CIAS soit amené à intervenir « en appui des communes et de leurs CCAS », d’autant que les CCAS n’existent pas dans toutes ces communes.
« Il nous faut anticiper, acquiesce le premier adjoint de Saint-Quentin. Nous avons besoin de renforcer des dispositifs et des leviers existants. » Et de citer l’aide alimentaire en direction des étudiants, en partenariat avec de grandes enseignes, les réseaux d’entraide via les voisins solidaires. « Il va aussi falloir que nous travaillions autrement pour toucher plus de gens et faire des entretiens sociaux par visio et téléphone », évoque-t-il. L’élu cite encore le renforcement des dispositifs de soutien scolaire, de même que les liens avec Pôle emploi et les acteurs de l’insertion.
Analyser les besoins sociaux
Les élus ont jusqu’à juin 2021 pour réaliser l’analyse des besoins sociaux (ABS) de leur commune ou groupement de communes s’ils sont couverts pour un centre intercommunal d’action sociale (CIAS). L’exercice est obligatoire. Il a, en ce début de mandat, un intérêt démultiplié pour évaluer la situation sociale du territoire, repérer d’éventuels nouveaux besoins, suivre des indicateurs. L’UNCCAS a développé, avec le cabinet Compas, un nouvel outil (payant), baptisé
« Sonar » (1), pour analyser les « fragilités sociales révélées par la crise sanitaire », sur six axes thématiques : fragilité des enfants et des familles, des aînés, besoins en santé, fracture numérique, effets économiques de la crise, évolution des inégalités territoriales et sociales.
(1)
https://bit.ly/312BofH
Logement : prévenir les impayés
À Brest (29), un «fonds d’urgence logement pour ménages modestes » a été mis en place sur proposition du comité de suivi de la crise du covid-19. Jusqu’à la fin août, les ménages modestes et intermédiaires de l’ensemble des huit communes de la métropole, dont les revenus ont baissé en raison de la crise sanitaire, mais qui demeurent exclus de tous les dispositifs d’aides déjà existants, pouvaient en faire la demande. L’aide va de 150 (personne seule) à 450 euros (couple avec 3 enfants).
À Grande-Synthe (59), le plus gros bailleur de la ville craignait une flambée des impayés. Ceux-ci ont augmenté mi-avril, puis ils sont retombés début juillet. Mais depuis la mi-juillet, le CCAS note une forte poussée des demandes liées à des risques de coupures d’électricité. Le président de l’UNIOPSS, Patrick Doutreligne, également administrateur auprès d’un gros bailleur social, tire la sonnette d’alarme sur la montée des impayés. «Si la crise sanitaire est derrière nous, la crise économique et sociale est devant nous, accroissant les besoins en matière d’APL, de logements sociaux, de traitement des impayés de loyer et d’accompagnement contre la précarité », prévenaient les sénatrices Dominique Estrosi Sassone et Annie Guillemot (1), dès la fin juin. Elles soutiennent la proposition de la Fondation Abbé Pierre de « prévenir les impayés de loyer en mettant en place un outil comme un fonds d’aide à la quittance d’urgence ». Elles demandent également une revalorisation des APL.
(1) Rapport pour «relancer la construction, le logement et la politique de la ville ».
www.senat.fr/presse/cp20200617b.html
Autres victimes de la crise sanitaire à suivre : les personnes dépendantes de «l’économie parallèle »
Pour une nouvelle politique sociale
En milieu rural, à Carnelle (95), le CIAS a récemment lancé un bus itinérant pour lutter contre les zones blanches en matière d’accès aux droits. Christiane Aknouche mesure à quel point cet outil sera précieux dans les mois à venir pour éviter d’oublier des gens sur le bord de la route. Dans le Cantal, Clément Rouet, maire de Ladinhac (450 habitants), veut justement travailler avec ses collègues de la communauté de communes du Pays de La Châtaigneraie sur un projet d’intercommunalité sociale. Aucune des 50 communes ne dispose d’un CCAS, et aucune n’a les moyens de bâtir individuellement une politique sociale, mesure-t-il. « Or, nous en aurons besoin, c’est peut-être l’opportunité que nous ne devons pas laisser passer, profiter de cette crise pour innover. »
Repérer les publics
À Limoges, l’analyse des besoins sociaux va, elle, être lancée plus tôt que prévu. Le CCAS et la ville ont déjà assoupli et adapté des dispositifs. Par exemple, le critère de résidence a été élargi au département pour l’accès à l’épicerie sociale.
« Car les communes aux alentours n’ont pas toutes les moyens ni de CCAS à même d’aider les personnes », justifie Samia Riffaud. Un nouveau dispositif a été créé pour prendre en charge une partie des frais d’obsèques (500 euros par dossier). La possibilité de reporter une échéance de remboursement de prêts sociaux est désormais possible, deux fois au lieu d’une, et cela a déjà rendu service à une personne, note l’élue.
« La période d’urgence a permis de faire un travail de dentelle pour essayer de repérer des publics qui ne bénéficient pas d’aides classiques mais qui peuvent avoir besoin d’un coup de main. Cela va être tout l’enjeu des semaines à venir », pressent la commissaire à la lutte contre la précarité en région Auvergne-Rhône-Alpes. «L’autre enjeu » sera, selon Cécilie Cristia-Leroy, «peut-être d’élargir les critères sur l’aide d’urgence des CCAS pour aller vers ces publics qui peuvent rester en limite car il n’est jamais simple d’aller demander une aide sociale ou de simplement penser qu’il en existe une adaptée à votre situation ». Elle pointe également l’importance que «les communes continuent à se mobiliser sur les crèches ». Car les femmes élevant seules leur (s) enfant (s) ont été «très impactées par la crise ». Or, la garde d’enfants peut les aider à reprendre une formation, avoir le temps de faire leurs démarches, de se rendre à un entretien.
Pour Véronique Fayet, présidente du Secours catholique, ancienne adjointe au maire de Bordeaux (33), «le bon côté de cette crise c’est que les associations se sont rapprochées des élus et des CCAS » (lire ci-dessus). À la rentrée, ces derniers finiront d’ailleurs d’installer leur conseil d’administration qui réserve la moitié des sièges aux représentants de la société civile. Le président de l’UNIOPSS, Patrick Doutreligne, partage l’analyse. « L’action, si elle doit se faire, se fera à trois : conseils départementaux, communes et associations », assure-t-il, d’autant plus déçu de la disparition du secrétariat d’État à la lutte contre la Pauvreté dans le gouvernement de Jean Castex.
À défaut de portage politique de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, lancée à la mi-septembre 2019, les acteurs locaux se remontent déjà les manches, comme ils l’ont fait pendant la crise, relève le président de l’UNIOPSS. Les communes ont démontré leur faculté à aller au-devant des plus fragiles.
Rétablir un équilibre budgétaire
Anticipant les mois difficiles à venir, certains évoquent la nécessité d’enclencher une démarche « pro active ». Partant du principe, éprouvé, que « plus vite on intervient, mieux c’est ». En commençant par l’ouverture des droits. Car le non recours reste encore très important. C’est ce qu’observe la ville de Grande-Synthe (Nord, 23 600 habitants) depuis qu’elle a mis en place un «minimum social garanti » (MSG), en avril 2019. À chaque dossier, elle examine toujours l’ensemble de la situation du foyer et vérifie que les droits sociaux ont été ouverts. Ce qui n’est pas toujours le cas. Ce dispositif assurait, en juin 2020, un revenu complémentaire d’environ 130 euros en moyenne à 553 foyers. Tous vivaient sous le seuil de pauvreté établi à 855 euros. Au total, 762 foyers en ont fait la demande depuis son lancement. Pour le directeur du CCAS, Christophe Madacsi, et le chef de service, David Beauvois, l’un des premiers éléments de bilan porte sur le fait que « les bénéficiaires, dans leur majorité, ne viennent plus nous voir pour d’autres aides ». C’était le but recherché. « Le MSG a donc un réel impact dans la gestion budgétaire du foyer, qui a pu apurer des dettes » et regagné confiance. « Cela change beaucoup de choses dans le quotidien », assure le directeur.
C’est aussi ce que constate le maire de Ladinhac, Clément Rouet. Depuis que le bourg a mis en place la tarification sociale à la cantine, les impayés ont diminué. «La cantine est rarement la première facture payée par les familles, mais depuis l’effort fait par la commune pour baisser le tarif pour les plus modestes, les gens règlent d’eux-mêmes leur note », analyse l’élu. Il a profité de la compensation de 2 euros par repas, proposée par l’État dans le cadre de la stratégie pauvreté. La « perte » pour la commune est de 800 euros sur un an. Un coût assumé par la collectivité.
A noter
Le congrès de l’UNCCAS devrait se tenir les 13 et 14 octobre, à Paris, si les conditions sanitaires le permettent. https://congres2020.unccas.org/
TÉMOIGNAGE
Véronique Fayet, présidente du Secours catholique
«NOUS N’AVONS PAS LE TEMPS D’ATTENDRE. IL FAUT DONC AGIR LOCALEMENT»
« Nous allons essayer de “tricoter” des solutions intelligentes au niveau local avec les élus car c’est à cette échelle que cela se passe. Nous n’avons pas le temps d’attendre la réponse du niveau national car nous n’aurons pas la hausse de minima sociaux que nous avons demandée, ni un revenu minimum pour les jeunes. Il faut donc agir au local. Il faut se souvenir que le RMI a été inventé car Besançon l’a expérimenté avec son centre communale d’action sociale (CCAS). Sur l’aide alimentaire, le danger serait de faire exploser le nombre de personnes qui en dépendent, déjà 5 millions, alors qu’on peut développer des programmes alimentaires de territoire en lien avec des agriculteurs par exemple.
Je conseille aux élus de commencer par organiser une sorte de grand séminaire d’intelligence collective sur les besoins de leur territoire, avec les associations et autres acteurs locaux, sans oublier les personnes qui vivent dans la précarité, pour définir les priorités d’actions et une nouvelle façon de vivre ensemble. »
Emmanuelle STROESSER
n°382 - Septembre 2020