Interco et territoires
01/01/2020
Culture

Quand les collectivités soutiennent les librairies

Si ce sont les régions qui, en volume, apportent le plus d'aides aux librairies, les communes et les intercommunalités peuvent actionner différents leviers afin de défendre ces lieux de la culture.

Pour ne pas voir fermer leur librairie, la commune de Lafrançaise (82) et ses habitants ont créé une société coopérative d'intérêt collectif. Et c'est un succès.
La librairie est, de tous les commerces de détail, celui qui souffre le plus du développement du commerce en ligne. Une proposition de loi, déposée au Sénat en mars 2018, visant à renforcer le soutien des collectivités territoriales aux librairies indépendantes labellisées (lire ci-contre), soulignait les autres difficultés auxquelles ces commerces sont confrontés : «le marché du livre est très fluctuant et les charges supportées par les libraires (rémunération des collaborateurs, frais de transport des marchandises, inflation des loyers en centre-ville, gestion du stock) demeurent particulièrement lourdes avec, pour conséquence majeure, une rentabilité nette moyenne très faible, moins de 1 % du chiffre d’affaires ». L’exposé des motifs de ce texte soulignait particulièrement le poids du loyer qui «constitue l’un des postes de charges les plus élevés, de l’ordre de 5 à 10 % du chiffre d’affaires, menaçant à court terme l’existence même d’une offre culturelle de qualité en centre-ville ».
Et pourtant, le secteur résiste, avec encore environ 3 200 librairies en activité (13 000 emplois). Un réseau dense comparé à nos voisins européens. Les librairies ont été jusqu’à lancer des alternatives aux géants du web sous la forme de plateformes de référencement et de vente, parfois régionalisées, avec la particularité de retrait possible des livres en librairie. Un mode de fonctionnement qui vise à favoriser la rencontre avec les libraires et le maintien des commerces de proximité. Dans ce combat pour la présence de la culture sur les territoires, les libraires trouvent à leurs côtés le ministère de la Culture, le Centre national du livre (CNL), les directions régionales des Affaires culturelles (DRAC) et les collectivités. 
Les départements ne peuvent plus intervenir au titre du développement économique et agissent indirectement en soutenant les manifestations littéraires. Dans ce contexte, les régions restent le principal acteur en matière d’aides directes. Depuis 2014, elles sont de plus en plus nombreuses (9 au total fin 2019) à contractualiser avec l’État, les DRAC et le CNL dans le cadre de conventions-cadre triennales, chacune des parties apportant une aide financière et son expertise auprès des professionnels. «Ces conventions visent à inciter les régions à augmenter leur contribution en faveur du livre », précise le CNL. 

Effort en Nouvelle-Aquitaine

La région Grand Est est la dernière à avoir signé, en septembre 2019, une telle convention, dotée d’un budget annuel d’1 M€ (300 K€ de la DRAC, 600 K€ du Conseil régional et 100 K€ du CNL), avec l’objectif affiché d’aider les librairies de petite taille, notamment en zone rurale. Avec ces conventions, le CNL «souhaite mobiliser des ressources nouvelles pour une politique publique du livre, complémentaire à son action nationale et aux interventions des services déconcentrés du ministère de la Culture, en s’efforçant de simplifier l’accès aux aides pour les porteurs de projet ». 
En région Nouvelle-Aquitaine, première région à avoir signé un protocole d’accord sur la librairie avec l’État, le budget du contrat de filière 2018-2020 est de 1,3 M€ par an, répartis de la façon suivante : 800 K€ pour la région, 200 K€ pour le CNL et 300 K€ pour la DRAC. Par ailleurs, la région complète le dispositif en soutenant des manifestations du livre ou via le chèque-livre (valeur de 20 €) attribué aux 230 000 lycéens et apprentis. Sur toutes ces aides, 700 K€ ont directement bénéficié à l’investissement des librairies et maisons d’édition. «Concrètement, en 2018, nous avons soutenu 36 librairies, qu’il s’agisse d’aide à la création, à la reprise, au développement ou encore d’aide à l’emploi », précise Patrick Volpilhac, directeur de l’agence pour le livre, le cinéma et l’audiovisuel (ALCA) de la Nouvelle-Aquitaine, structure qui porte le contrat de filière du livre. L’aide de l’ALCA, qui intervient du projet jusqu’au financement, peut atteindre jusqu’à 60 % du coût global du projet dans la limite de 40 000 euros, le plafond des aides publiques ne pouvant excéder 70 %. « Pour accorder ce soutien, nous évaluons la motivation du porteur de projet et nous étudions le secteur où il souhaite s’implanter. Nous examinons notamment le plan local d’urbanisme (PLU) de la commune ou encore si l’ouverture de la librairie viendrait s’inscrire dans un projet de revitalisation du centre-ville », précise Patrick Volpilhac. Pour le spécialiste, le seuil de 7 000 habitants est la limite en dessous de laquelle il serait bien trop difficile pour le libraire de trouver le potentiel suffisant de clients. Dans une petite commune, la librairie se doit d’avoir une activité complémentaire (vente de la presse). «Malgré ces contraintes, le secteur est bien vivant. Chaque année, de nouveaux projets nous sont présentés », se félicite-t-il.
Les EPCI et les communes peuvent soutenir les librairies par le biais de l’exonération de la contribution économique territoriale (CET) jusqu’alors accordée aux librairies labellisées et qui a été élargie, en 2019, à l’ensemble des librairies (à la condition que la commune ait déjà voté l’exonération pour les librairies labellisées, article 1464 I bis du Code des impôts). Une aide qui n’est pas compensée par l’État. De plus, les communes disposent de leviers, centrés sur l’accès au local commercial : la préemption de baux commerciaux, proposer un local communal avec un loyer modéré, acheter un local et y accueillir la librairie. Elles peuvent aussi flécher les commandes de livres, par exemple pour la bibliothèque, vers la librairie de la commune, quand cette commande ne dépasse par le seuil de 90 K€ (décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics). 

LIR et LR : le mode d’emploi des labels
Les labels LIR (librairie indépendante de référence) et LR (librairie de référence pour des librairies de groupe) permettent de reconnaître le travail qualitatif des librairies indépendantes. Ces deux labels, attribués pour une durée de trois ans, sont instruits et suivis par le Centre national du livre (CNL) pour le compte du ministère de la ­Culture. Repérables grâce à un visuel apposé en magasin, ces labels offrent aux librairies la possibilité de valoriser la qualité de leur accueil, des services proposés…, et de bénéficier de conditions commerciales plus favorables. 
Au 1er janvier 2016, la France comptait 526 librairies labellisées (dont 401 librairies généralistes et 125 spécialisées) sur un total d’environ 3 200 librairies. En 2019, une vingtaine de librairies ont obtenu pour la ­première fois leur labellisation.

Laure Darcos entend relancer sa proposition de loi
En mars 2018, la sénatrice de ­l’Essonne, Laure Darcos, a présenté une proposition de loi «tendant à renforcer le soutien des collectivités territoriales aux librairies indépendantes labellisées » (label LIR), au vu de leurs difficultés. Ce texte, qui n’a pas été discuté, visait, sur le modèle de la loi du 13 juillet 1992 relative à l’action des collectivités locales en faveur de la lecture publique et des salles de spectacle cinématographique (loi Sueur), à autoriser les communes, les EPCI et les départements à attribuer des aides aux librairies indépendantes labellisées « dans la limite d’un montant maximal de 30 % du chiffre d’affaires de l’établissement ». Ces aides auraient pu se cumuler avec les financements régionaux. À la même période, une proposition de loi identique avait été déposée à l’Assemblée nationale, par Constance Le Grip, députée des Hauts-de-Seine, sans plus de succès, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par le règlement. Pour autant, Laure Darcos, déterminée, indique travailler actuellement à l’élaboration d’une nouvelle ­proposition de loi «qui engloberait la question du soutien aux librairies dans un texte visant à soutenir plus généralement l’industrie du livre ». Ce texte pourrait être déposé prochainement.

 

Réintroduire un lieu culturel

Illustration sur le terrain à Bondy (Seine-Saint-Denis, 54 000 hab.) où Les 2 GeorgeS est la seule librairie généraliste de cette commune. Elle est ouverte depuis 2018. Audrey Neveu et Clara Da Silva, les deux professionnelles à sa tête, ont choisi Bondy pour « démontrer que les habitants de Seine-Saint-Denis aiment, eux aussi, les livres à condition d’y avoir accès ». Afin de relever ce défi, elles ont bénéficié d’aides financières diverses – CNL, Association pour le développement de la librairie de création (ADELC), région Île-de-France – et aussi de l’office public de l’habitat local, Bondy Habitat. « Bondy Habitat a accepté que notre loyer soit indexé pendant nos premières années d’exercice sur notre chiffre d’affaires afin que nous ne soyons pas étouffées par cette charge, et nous a proposé une localisation au cœur du centre-ville », explique Clara Da Silva. « Nous avons aussi pu compter sur la confiance que la maire de Bondy a placé dans notre projet, ajoute la libraire. Elle nous a ouvert son réseau, déjà tout simplement pour que l’on parle de nous, et cette communication a été très importante lors du lancement. Cela nous a donné de la visibilité, par exemple en nous invitant à des manifestations organisées par la mairie. » Après deux ans d’exercice, le bilan est positif tout en étant toujours sur le fil de l’équilibre. « Certains habitants sont devenus des habitués et revendiquent de faire le choix d’acheter leurs livres dans leur librairie de quartier et ainsi défendre le commerce de proximité », relate Clara Da Silva. « Soutenir une librairie, ce n’est pas seulement soutenir sa création. L’aide s’entend aussi sur la durée, grâce à un dialogue en continu, entre le libraire et sa mairie, notamment à travers les animations culturelles », commente Didier Grevel, délégué général de l’ADELC. À noter que l’ADELC est « directement démarchée par des élus qui veulent l’ouverture d’une librairie sur leur territoire et portent le projet », se félicite le spécialiste, comme à Parthenay (Deux-Sèvres, 11 000 hab.). 
Mais même avec la meilleure volonté, un élu ne peut pas toujours lever tous les obstacles. Ainsi, Jean-Philippe Andriès, maire de Leers (Nord, 9 600 hab.), a beau multiplier depuis plusieurs années les appels à candidature pour occuper un local en centre-ville – dont la mairie s’engage à prendre en charge le loyer le temps du lancement –, sa commune est privée de librairie depuis 2010, à la suite d’un départ à la retraite. « Après mon dernier SOS (presse locale), nous avons eu pas moins de 40 retours. Mais certains candidats avaient cru que nous offrions un poste de “libraire communal” alors qu’il s’agirait bien d’une librairie indépendante. », explique-t-il.

Des habitants solidaires

Accompagnée par des associations de libraires, la mairie avait retenu le dossier d’un candidat qui s’est finalement désisté face à une tâche qu’il a estimée trop importante. Pourtant, Jean-Philippe Andriès, l’assure, « malgré ces déconvenues, et ce long temps d’attente, je ne désespère pas ! » « Je reste convaincu qu’il est essentiel que les habitants aient accès à une librairie en centre-ville, qu’ils ne devraient pas avoir pour seule solution de prendre leur voiture et d’aller au centre-commercial. ». Et si l’élu reste optimiste, c’est « en raison de la bonne santé des commerces du centre-ville, qui viennent d’ailleurs de se rassembler dans une union des commerçants ».
La commune de Lafrançaise (Tarn-et-Garonne, 2 800 hab.) et ses habitants ont, eux, exploré avec succès une nouvelle voie pour sauver leur unique librairie en manque de repreneur : la création, en 2018, d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Instituée par la loi du 17 juillet 2001 portant diverses dispositions d’ordre social, éducatif et culturel, la SCIC vise « la production ou la fourniture de biens ou de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale ». Aux côtés d’un noyau d’habitants mobilisés, réunis en une association, la commune a acquis 100 parts à 10 €. Un engagement qui a fait débat en conseil municipal, « certainement en raison du caractère inédit de la démarche », commente Thierry Delbreil, le maire. « Des communes de l’intercommunalité ont fait de même estimant que le projet avait du sens pour le territoire et que le commerce serait fréquenté par leurs habitants, la librairie la plus proche se trouvant à 20 minutes de voiture, à Montauban », se félicite-t-il. 20 000 € ont été réunis, une somme suffisante pour obtenir un prêt bancaire nécessaire pour racheter le fonds et le stock. La librairie, qui fait aussi presse et loto, emploie aujourd’hui deux personnes et a atteint l’équilibre financier. La mairie a aussi racheté les murs afin de faire baisser le loyer, et a procédé à des travaux sur la voie publique qui ont valorisé l’environnement proche du commerce. Le maire est « ravi de l’expérience » et, plus globalement, de la qualité de vie offerte dans sa commune grâce à des commerces assez nombreux. Fort de l’expérience de la librairie, il envisage de s’appuyer à nouveau sur l’outil de la SCIC pour porter des projets public/privé.        
 • Vade-mecum de l’achat public de livres à l’usage des bibliothèques, à télécharger sur le site du ministère de la Culture : www.culture.gouv.fr
• CNL : www.centrenationaldulivre.fr/ 

 

Avis d’expert
Guillaume Husson, délégué général 
du Syndicat de la librairie française (1)
« À l’échelle de la commune, il faudrait simplifier les règles »
« L’ensemble des collectivités, de la région à la toute petite commune, peuvent soutenir les librairies avec l’achat de livres par le biais des marchés publics. Sur ce point, cette année 2019 a été particulièrement importante avec le renouvellement des livres scolaires suite au changement de programme au lycée. Tout en respectant le Code des marchés publics, il y a la possibilité de flécher l’achat de ces livres vers des librairies du territoire de la commune. Il est tellement regrettable de voir des ­commandes, souvent très importantes, ­captées par des grossistes localisés à des ­centaines de kilomètres de la collectivité qui passe le marché ! À l’échelle de la commune, pour soutenir le développement des librairies indépendantes, il faudrait simplifier les règles permettant à une mairie de favoriser l’installation d’un tel commerce en centre-ville. Si de grandes villes y parviennent, c’est parce qu’elles peuvent s’appuyer sur une ingénierie conséquente. » (1) www.syndicat-librairie.fr/accueil
Sophie LE GALL
n°375 - janvier 2020