Mais si les élus reconnaissent volontiers l’intérêt des enjeux portés par la loi Climat et résilience du 22 août 2021, la mise en œuvre du ZAN soulève de nombreuses questions et provoque certaines tensions. «Les maires acceptent la trajectoire visant à contenir et à réduire par palier l’artificialisation des sols, et ils comprennent que cet objectif s’impose à eux. Mais ils sont aussi inquiets, voire même frustrés », confie Jean-Luc Rouan, maire de Saurat (700 hab., Ariège). «Ils voient dans le ZAN un frein important au développement de leur commune. Car si une opportunité se présente à eux, notamment pour la création d’habitats ou d’équipements, ils craignent de ne pouvoir la saisir car, désormais, tout est trop cadré. Ils ont ainsi l’impression qu’ils n’ont plus rien le droit de faire… »
Maire de Villeveyrac (4 000 hab., Hérault), Christophe Morgo témoigne de préoccupations similaires : «L’État nous demande de créer des logements sociaux, mais comment faire si nous ne disposons pas de terrains ? Et comment va-t-on pouvoir construire afin d’héberger, demain, nos enfants qui souhaiteront rester au village ? »
L’élu insiste : aucune enveloppe foncière n’a été consommée par sa commune depuis 2014 alors que de grandes villes héraultaises (Montpellier, Juvignac) n’ont cessé de grignoter des terres agricoles. «De notre côté, poursuit-il, nous n’avons demandé que 6 hectares pour les vingt années à venir, ce qui est insuffisant pour développer une zone d’activités. Nous avons engagé la révision de notre PLU (plan local d’urbanisme) mais tout est bloqué car notre Scot (schéma de cohérence territoriale) n’a pas été validé par les services de l’État... Nous sommes dans le flou. »
Jean-Luc Rouan abonde : «Obliger une commune à réduire de moitié sa consommation foncière même si elle a très peu construit, c’est une injustice, estime le maire de Saurat. D’un autre côté, toutes les communes ne souhaitent pas s’étendre. » Il prend l’exemple de son EPCI, le Pays de Tarascon (20 communes, 8 711 hab.) : «Dans notre communauté de communes, nous avons choisi de mutualiser la garantie communale de 1 hectare. Nous avons demandé 20 hectares et des discussions sont menées actuellement dans le cadre de notre PLUi. Mais une ou deux communes n’envisagent pas de constructions supplémentaires, comme ce village perché sur une corniche. En résumé, ce que les maires souhaitent, c’est que le ZAN ne soit pas trop appliqué au pied de la lettre... »
Le manque de visibilité sur les projets de territoire se conjugue à un manque d’informations claires, dont semblent pâtir de nombreux maires. En juillet 2024, selon une enquête de l’AMF (www.amf. asso.fr, réf. BW42292), plus d’un tiers des élus se considéraient comme mal informés sur le dispositif législatif du ZAN. Et, plus édifiant encore, près des deux tiers des sondés ne connaissaient pas leurs représentants au sein de la Conférence régionale de gouvernance de la politique de réduction de l’artificialisation des sols, et les trois quarts des élus ne s’estimaient pas associés aux travaux de cette structure.
« En tant que vice-président chargé de l’aménagement du territoire du Pays de Tarascon et vice-président du Scot, je participe à des travaux relatifs à ces sujets. Mais il faut bien reconnaître que mes collègues sont très peu associés à toutes ces questions, sauf lorsqu’ils interviennent sur le PLUi, explique Jean-Luc Rouan. Pour les petites communes rurales régies par le règlement national d’urbanisme, elles tombent des nues ! » Ainsi, les rouages du schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) peuvent parfois sembler bien opaques. «Il est difficile de comprendre précisément comment le Sraddet a décliné le ZAN, reconnaît Jean-Luc Rouan. Les maires manquent de visibilité sur les critères de décision établis par la région. »
Bruno Hamel, maire de Saint-Martin-d’Aubigny (600 hab., Manche), témoigne de ce même malaise. «En tant que maires, nous n’avons pas la main car nous sommes en bout de chaîne, après le Sraddet, le Scot, le PLUi… De plus, peu d’informations parviennent jusqu’à nous. Nous avons d’abord eu une avalanche d’informations, puis une avalanche de contradictions… Aujourd’hui, nous ne savons plus trop où nous en sommes. » Or, selon l’élu, les derniers arbitrages du Sraddet de Normandie pénalisent lourdement la communauté de communes Côte Ouest Centre Manche (22 674 hab.) dont sa commune est membre : «Bien que notre président se soit bien battu, notre communauté de communes ne bénéficie que de 43 hectares, à se diviser entre 30 communes d’ici à 2030. Autant dire que notre village n’aura que des queues de cerise ! Notre PLUi sera revu d’ici à 2028. Et je pense que nos derniers hectares constructibles deviendront inconstructibles dans ce nouveau plan… » Alors Bruno Hamel veut prendre les devants : «Notre commune a décidé de construire un lotissement constitué de 8 lots, sur 6 000 m2, détaille-t-il. Nous allons lancer le chantier et advienne que pourra. Notre population affiche une petite progression. Or, si nous n’avons plus la capacité d’accueillir de nouveaux habitants, ce sera la catastrophe. »
Les concertations apparaissent toutefois plus apaisées dans certains territoires, comme en Bretagne où le Sraddet a été validé par les 26 structures porteuses de Scot de la région. «Nous avons partagé une même vision, un but et un langage communs. Nous sommes parvenus à nous mettre d’accord sur des objectifs régionaux, ce qui va permettre à la Bretagne de réussir », se félicite Pierre-Yves Mahieu, maire de Cancale (5 500 hab., Ille-et-Vilaine) et vice-président de la Conférence régionale de gouvernance de la politique de réduction de l’artificialisation des sols. «Avec la région, les représentants des collectivités et des différents Scot, nous avons réussi à définir ensemble huit critères de différenciation retenus à l’échelle des Scot, précise-t-il. Ces critères ont permis de territorialiser l’enveloppe foncière et donc de répartir les perspectives de consommation d’espaces. »
À chacun de ces huit critères est associé un pourcentage qui permet de pondérer chaque item en fonction de son importance. Le critère bénéficiant du pourcentage le plus élevé correspond aux efforts réalisés par chaque Scot, depuis dix ans, sur le plan de la sobriété foncière. Viennent ensuite des critères de poids équivalent : ils correspondent au niveau d’optimisation du foncier dans les espaces urbanisés, aux dynamiques économiques ou démographiques prévisibles, ainsi qu’à l’indice de ruralité. Les efforts réalisés en vue de la protection des espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf) sont également pris en compte, tout comme la maîtrise des risques et nuisances ou encore les capacités d’accueil en matière d’équipements et de services.
« Cet ensemble de critères permet de tenir compte des dynamiques passées, explique Pierre-Yves Mahieu. Certains territoires n’avaient consommé aucune ressource foncière : leurs perspectives s’avèrent forcément différentes de ceux qui, à l’inverse, ont trop consommé. Cette stratégie et ce cadre régional nous ont permis d’intégrer les spécificités de chacun et d’offrir à tous des perspectives d’évolution. »
Autre particularité de la trajectoire ZAN mise en œuvre en Bretagne : un poste de chargé de mission «sobriété foncière » a été créé, il y a deux ans, afin de faire le lien entre les différents acteurs. Ce poste mutualisé est financé à hauteur de 50 % par les Scot, 25 % par l’État et 25 % par la région. L’Association des maires et des présidents d’intercommunalité d’Ille-et-Vilaine (AMF 35) assure le portage administratif de ce poste occupé par Pierre Jégot : «En fonction des territoires, le partage de la ressource foncière peut crisper les débats et générer de l’inquiétude, reconnaît ce dernier. Mais c’est bien compréhensible : les maires sont élus pour construire, créer des projets visibles et développer leur commune. »
Un des problèmes soulevés par les élus locaux concerne le manque de données fiables concernant la mesure de leur consommation foncière. Certes, des sites internet se proposent de les aider, à l’instar du portail de l’artificialisation des sols ou de « mon diagnostic artificialisation ». Mais selon Jean-Luc Rouan, «les résultats peuvent s’avérer différents en fonction des calculs et nous avons du mal à comprendre comment ces derniers sont réalisés. » Ainsi, selon lui, «les maires ne disposent pas de bons outils. »
Voilà pourquoi en Bretagne, la Conférence régionale de gouvernance de la politique de réduction de l’artificialisation des sols s’est penchée sur la question. «Les élus constatant que les outils mis à leur disposition n’étaient pas très précis, nous avons financé la production d’un autre outil de mesure appelé le mode d’occupation des sols (MOS), explique Pierre Jégot. Grâce aux mesures effectuées en 2011 puis en 2021, nous avons pu établir l’évolution de la consommation d’espaces sur chaque commune, ce qui nous a permis de traduire ces données en trajectoire. Certes, cet outil a coûté 800 000 €, financés par la région et l’État. Mais une telle cartographie représente une aide à la décision, une référence commune, un état des lieux. »
Manque de données fiables sur les consommations d’Enaf, déficit d’informations précises sur les modalités d’application de la loi, insuffisances quant au dialogue établi avec les décideurs, non prise en compte des spécificités de leurs territoires…, le ZAN ne se présente pas pour les élus comme une trajectoire de tout repos. D’autant qu’un autre facteur complique encore passablement sa mise en œuvre : le cadre législatif du ZAN, déjà critiqué pour sa complexité et sa lourdeur, n’est pas stabilisé.
La valse des textes a débuté le 20 juillet 2023 avec la première loi corrective, dite «ZAN 2 », proposant déjà des adaptations afin de faciliter l’atteinte des objectifs et de renforcer l’accompagnement des élus locaux. Depuis, le tableau s’est encore complexifié. Ainsi, le texte initial, dit «ZAN 1 », visait à réduire de moitié la consommation d’ENAF d’ici à 2031 par rapport à la consommation 2011-2021. Mais la proposition de loi «Trace » (trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux), portée par les sénateurs Jean-Baptiste Blanc (84) et Guislain Cambier (59), adoptée en première lecture, le 18 mars 2025 (elle est en instance d’examen à l’Assemblée nationale), propose de reporter de 2031 à 2034 l’objectif intermédiaire de la réforme tout en refusant d’y adjoindre un objectif quantitatif et en laissant à chaque région le soin de fixer son rythme de réduction de l’artificialisation.
Dans une lettre ouverte au Premier ministre du 22 mai 2025, Jean-Baptiste Blanc dénonce «l’inapplicabilité, sur le terrain », d’une trajectoire pensée sans les élus locaux et une «pénurie de foncier », source de multiples handicaps : «blocage de projets de logements, gel d’initiatives industrielles et obstacles au déploiement des infrastructures nécessaires à la transition écologique ».
Enfin, le projet de loi de simplification de la vie économique (en instance d’adoption à l’automne) comporte, lui aussi, des dispositions d’assouplissement du ZAN.
Face à ces initiatives que certains ont perçu comme un «détricotage » des ambitions de la loi Climat et résilience, une autre proposition de loi visant à «réussir la transition foncière », déposée par les députées Sandrine Le Feur et Constance de Pélichy, le 4 juin (et en instance de discussion), propose, elle, de maintenir le cap du ZAN (lire ci-dessous). Se dirige-t-on donc vers un «ZAN 3 » ? Ces propositions et projet de loi qui se télescopent sont, en tout cas, porteurs d’injonctions contradictoires. Difficile pour les élus, dans de telles conditions, de maintenir un cap clair en faisant fi des vents contraires.