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11/09/2025
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État civil : peut-on se passer du papier ?

Au siècle du numérique, les registres d'état civil doivent-ils encore avoir un format papier ? La réponse est loin d'être simple. Les spécialistes du sujet sont en pleine réflexion.

Réunis le 20 juin, au ministère de la Justice, des acteurs publics, spécialistes de l'état civil, se sont notamment interrogés sur la conservation, l'archivage et la sécurisation des actes qui retracent tous les événements d'une vie.
Les registres de l’état civil existent depuis… 1539 et ­l’ordonnance de Villers-Cotterêts (02), point de départ de l’état civil en France, ont rappelé les acteurs publics spécialistes du sujet lors d’une journée de travail, organisée au ministère de la Justice, le 20 juin. Les actes d’état civil (naissance, mariage, Pacs, décès) constituent «un droit fondamental de la personne car ils prouvent l’existence juridique d’un individu et retracent tous les événements de sa vie », ont-ils relevé. Seuls les officiers de l’état civil peuvent établir ces documents, sous l’autorité du procureur de la République.

Chaque commune tient son registre, en double exemplaire (l’un peut se trouver au greffe du tribunal). Sur papier (article 40 du Code civil). Les consulats (pour les Français à l’étranger) et l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en tiennent également un. Le morcellement des registres, la multiplicité des fichiers obligent citoyens et professionnels (communes, préfectures, notaires, Insee, caisses de retraite… ) à réclamer des copies d’actes d’état civil : 84 % des demandes concernent des naissances, les trois quarts proviennent des administrations (24,5 % de la part des communes, 17,9 % de la part des caisses de retraite, 16,8 % de la part des préfectures...), selon le ministère de la Justice.

La dématérialisation est-elle une solution ?

D’autres administrations ont aussi besoin d’identifier les individus (Sécurité sociale pour les droits sociaux, Insee pour le Répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP) qu’il gère et les statistiques, ministère de la Santé pour les surveillances épidémiologiques, ministère de l’Intérieur pour la sécurité du territoire, les élections...) et détiennent, en général, leurs propres fichiers avec des données similaires.

Le RNIPP de l’Insee comporte, par exemple, 113 millions de personnes nées ou ayant vécu sur le territoire avec nom, prénoms, sexe, date et lieux de naissance, date et lieux de décès, numéro de Sécurité sociale. Conclusion : beaucoup de doublons, une diversité des demandes, des cas et des professionnels demandeurs. La dématérialisation pourrait-elle simplifier et améliorer le service public rendu ?

La plateforme Comedec (COMmunication Électronique des Données de l’État Civil) du ministère de la Justice, mise en place il y a une quinzaine d’années, permet aux professionnels d’échanger les données de l’état civil avec, à la clé, un service rendu plus rapide (la moitié des demandes ont obtenu une réponse en un jour, les trois quarts en deux jours), les données sont de meilleure qualité, sécurisées, avec des coûts moindres car il n’y a plus d’envois postaux. 12 millions de demandes ont transité par la plateforme en 2024. Mais seules 2 000 communes (couvrant tout de même 50 % de la population française) y sont raccordées…

Stéphane Brezillon, chef du bureau de l’accompagnement juridique des mairies d’arrondissement de la ville de Paris, constate que la plateforme Comedec, créée au départ pour lutter contre la fraude et pour réduire le nombre d’actes demandés par les usagers, a des limites : «la réalité en 2025 est qu’il n’y a pas eu de baisse dans la demande d’actes par les usagers depuis 2018 à Paris, ce qui signifie qu’il y a encore des doublons ».

Les données de l'état civil, une " mine d'or " à protéger

« Le raccordement à Comedec reste aujourd’hui une charge pour de nombreuses communes. Avec, finalement, peu d’administrations de l’État raccordées  en 2025. Il n’y a, à ce jour, pas de vrai retour sur investissement sur les services de l’état civil. Le bilan est loin d’être positif. L’échange des mentions marginales [modifications des actes d’état civil, NDLR] est très bien, mais oblige à faire deux mises à jour de registres, papier et électronique. Ne pourrait-on pas simplifier ? », interroge Stéphane Brezillon.

La directrice «Modernisation Relation Usager » de la ville du Havre (76), Frédérique Perré, relève le coût induit du raccordement à Comedec car il faut aussi penser à «former des agents », à les accompagner dans la prise en main. Un coût auquel s’ajoutent les frais techniques liés au paramétrage, à la maintenance, à la mise à jour des logiciels des communes par les éditeurs privés du marché, qui ne doivent pas non plus être sous-estimés. La dotation versée aux communes au titre de Comedec par le ministère de la Justice ne couvre pas tous les frais. «Ce sujet mérite donc d’être intégré dans la réflexion pour encourager l’ensemble des communes à se raccorder à la plateforme », juge l’experte.

La question de l’éventuelle centralisation d’un état civil dématérialisé se pose. La réponse mérite une réflexion approfondie. Lionel Espinasse, adjoint à la cheffe du département de la démographie chargé des répertoires des personnes à l’Insee, constate la dépendance aux éditeurs de logiciels, quelques manques dans la remontée des données (notamment sur les changements de noms et les mentions en marge), la dépendance vis-à-vis de la qualité de la numérisation dans les communes [formats de numérisation inégaux, NDLR].

Autre limite : la protection des données personnelles lorsqu’on élargit la finalité d’un fichier. Il est envisagé de rendre obligatoire les informations de filiation dans le RNIPP pour répondre aux besoins de la Sécurité sociale. «La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ne s’est pas encore prononcée. Nous débuterons au mieux en 2027 », anticipe Lionel Espinasse.

Dimension symbolique et patrimoniale

Par ailleurs, le registre papier de l’état civil a une «dimension symbolique forte dans les communes, souligne Stéphane Brezillon. Les élus et les agents y sont très attachés. Il s’agit d’un patrimoine » qui doit être conservé par les communes au moins 120 ans (ou par les archives départementales pour les communes de moins de 2 000 habitants). Pour une experte du ministère de la Culture, «il faut pouvoir lire des actes du XVIe comme du XXIe siècle. Cela pose la question du support, du format, de la souveraineté ».  

Pour les spécialistes de la défense et de la sécurité, les données de l’état civil constituent «une mine d’or, hébergées dans des lieux perméables qu’il faut protéger contre ce qui menace de corrompre les registres, contre les risques de déstabilisation et d’ingérence. Une puissance étrangère pourrait se servir de l’état civil pour faire établir des cartes d’électeur et influencer les élections nationales », avertit l’un d’entre eux. «Seules 8 000 communes sont dotées d’un logiciel émanant d’un éditeur. Les niveaux de sécurité des logiciels sont très hétérogènes. Stocker du papier comporte un risque de dégradation. Comedec est une plateforme d’échanges de données, elle ne les archive pas. Les archives électroniques sont très hétérogènes selon les communes », ajoute-t-il.

Les données doivent être hébergées sur le territoire national selon la loi, «mais l’hébergement, ce n’est pas la souveraineté et il reste la question de l’extraterritorialité » [par exemple, les États-Unis qui exigent la transmission de données par des entreprises américaines dont les solutions sont utilisées en France, NDLR].

Le ministère de la Justice devait définir les garanties de sécurité dans le traitement par les éditeurs. Il ne l’a pas encore fait. Selon cet expert, la certification des éditeurs ne résoudrait pas l’hétérogénéité des solutions, ni la dispersion des données dans les communes. Centraliser les données de l’état civil les exposerait en outre aux cyberattaques d’ampleur, estiment certains spécialistes. Tous ont en mémoire la fuite massive de données de 12 millions de Français sur le dark web en mars dernier. Mais 20 % [des fuites] proviendraient en fait d’erreurs humaines et non de malveillances. L’enjeu est donc de véritablement sensibiliser les acteurs de l’état civil.

La sécurité passe par l’humain

La sécurité des données et la lutte contre la fraude passe avant tout par l’humain, expliquent les experts : sensibilisation, vérification des documents, fragmentation dans le traitement des dossiers (un même agent ne devrait pas traiter un dossier de bout en bout afin qu’il ne puisse pas agir par malveillance), habilitation et authentification des officiers d’état civil qui vont accéder aux dossiers, signature électronique, historique des interventions... La numérisation limiterait les interventions humaines et donc permettrait de lutter contre la fraude.

Mais qui dit numérisation, dit archivage électronique, à savoir un support spécifique de conservation de ces archives numériques, la capacité de convertir les formats de fichiers, suivre les normes liées à l’archivage numérique, stocker les archives sur plusieurs sites distants par un système de réplication, c’est-à-dire qui crée deux stocks identiques.

Autre problématique : les solutions logicielles d’archivage numérique sont, elles aussi, nombreuses et portées par différentes strates de collectivités : 83 % des communes et EPCI déclarent disposer d’une solution, 76 départements sur 100. Le problème concerne les petites communes. Les Hautes-Alpes ne comptent, par exemple, que quatre petites communes avec une solution, constate-t-on au ministère de la Culture. Il existe pourtant une solution logicielle d’archivage numérique appartenant à l’État (Vitam) pour ne pas être dépendant des éditeurs.

Les capacités à développer sont là. Le déploiement de solutions peut être rapide comme ce fut le cas pour celui de la plateforme de rendez-vous partagés entre communes pour les cartes d’identité nationale et les passeports quand il a fallu faire face à l’engorgement des demandes post-Covid. «En deux ans, 4 000 communes délivraient des titres d’identité. 80 % des communes sont reliées à la plateforme. Le réseau entre l’ANTS (Agence nationale des titres sécurisés, aujourd’hui France Titres), les préfectures et les communes existe déjà. Il peut être un levier, assure Anne-Gaëlle Baudouin, directrice générale de France Titres. Sans pour autant faire la révolution. Nous pouvons avoir désormais notre carte d’identité sur notre smartphone. Mais nous voulons garder un support physique. Que se passe-t-il si tous les réseaux tombent ? Il y a un choix politique à faire. » Bien difficile !
 

Détecter les fraudes est primordial !
Le droit fondamental à l’état civil crée d’autres droits (sociaux, éducatifs, patrimoniaux…) que d’aucuns tentent d’obtenir frauduleusement. Des réseaux organisés sont spécialisés dans le commerce de reconnaissance de paternité par un tiers inconnu et de mariages blancs ou dans la corruption d’agents. Les conséquences sont lourdes pour les personnes concernées, comme pour l’administration.
Une fausse déclaration pour obtenir un véritable acte d’état civil a des effets sur la durée. Il ne s’agit pas d’un simple bout de papier. Il faudrait entre cinq et sept ans pour faire annuler un tel acte, quand la fraude est détectée (ce qui n’est pas évident car il faut bien souvent attendre un renouvellement de titres ou une modification de l’acte pour s’en apercevoir).
L’acte frauduleusement obtenu ouvre l’accès à l’obtention de véritables cartes d’identité et passeports, ce qui alimente d’autres fraudes. Aucune base de données commune ne recense les décisions d’opposition des procureurs, les fraudes découvertes par les communes. Une fraude peut alors se répéter dans une autre mairie. Humainement, la reconnaissance par un «faux père » d’un enfant impacte toute la vie de celui-ci. La mère a besoin d’obtenir seule l’autorité parentale pour décider de la scolarité de l’enfant ou d’une intervention chirurgicale. L’enfant peut devoir répondre à des devoirs d’assistance envers le faux père...

 

Par Bénédicte Rallu
n°436 - JUILLET AOUT 2025