Interco et territoires
01/02/2019
Intercommunalité Développement économique

Pour les entreprises, la région n'est pas encore le bon échelon

La loi NOTRe a profondément changé la donne en matière de développement économique, en désignant les régions et les EPCI comme chefs de file. Les entreprises, elles, ont besoin de proximité... et de réseau.

Si la loi du 7 août 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTRe) avait pour but de mettre fin, côté collectivités, au «maquis des aides aux entreprises » voué aux gémonies par tant d’économistes et d’élus nationaux, la plupart des entreprises concernées en ignorent encore les effets. La réorganisation des périmètres des régions et des EPCI, en 2016 et 2017, n’est en revanche pas passée inaperçue aux yeux des acteurs économiques. «Le Grand Est a combiné trois régions très différentes, où l’harmonisation des dispositifs est très complexe », relate Paul de Montclos, PDG de Garnier-Thiebault, une entreprise presque bicentenaire de linge de maison, basée dans les Vosges. «Nous avons perdu un lien relativement proche avec la région Lorraine, pour passer à un système où les entreprises doivent se fédérer pour être entendues. On pense que «big is the solution » alors que nous avons besoin de proximité et d’une porte d’entrée vers les différents dispositifs. » 
La conséquence la plus immédiate de la loi NOTRe a d’ailleurs été une perte de proximité, avec la suppression de la clause de compétence générale pour les départements, qui ne peuvent plus intervenir dans le développement économique. «Maintenant, si on veut quelque chose, Strasbourg, c’est à deux heures de route, déplore Paul de Montclos. La région essaie de faire des réunions à Metz ou à Colmar, de créer des postes décentralisés, mais ça ne prend pas », déclare celui qui est par ailleurs coordinateur régional du R3iLab, un réseau français d’entreprises innovantes. Le constat est partagé par François-Xavier Brunet, président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) des Hautes-Pyrénées et premier adjoint au maire de Tarbes : «Les chefs d’entreprise ne connaissent pas les conseillers régionaux. Ils vont voir le maire de leur commune, ou leur chambre de commerce, d’artisanat, d’agriculture. » Pour lui, les entrepreneurs ont besoin de « postes d’aiguillage », comme les CCI qui sont pourtant menacées et mises en concurrence avec les régions (lire ci-contre).
Le tableau n’est pas identique partout, car certaines régions n’ont pas changé de périmètre : dans les Pays-de-la-Loire, par exemple, Olivier Verrièle, également chef d’une entreprise textile, la Société choletaise de fabrication, connaît bien son interlocuteur à la région, « un homme qui est beaucoup sur le terrain, très actif dans l’installation de nouvelles entreprises ». Selon lui, le problème majeur des PME, qui font l’objet de l’essentiel des dispositifs portés par les collectivités, reste le financement. La création, en 2012, de la Banque publique d’investissement, BPIFrance, devait offrir un bras armé aux régions pour financer le développement des entreprises. Mais Olivier Verrièle, à la tête de 50 salariés dans le secteur de «l’avant-mode », c’est-à-dire la fabrication d’accessoires (bandes, sangles, rubans…) pour les maisons de haute couture, constate que « les banques ne prennent plus de risque. BPIFrance peut nous aider, mais elle fonctionne en boîte noire : il n’y a pas de contact humain, pas de dialogue. Or, quand on s’adresse à la région pour demander un prêt, elle fait instruire les dossiers par la BPI ; j’ai eu deux demandes rejetées car la BPI n’avait pas accepté de le faire, sans qu’on ne nous dise pourquoi ».

L’échelle régionale fait débat

Certains chefs d’entreprise pointent déjà les effets pervers du « régionalisme » économique. « Il y a une forme d’inquiétude. Il ne faut pas remplacer le colbertisme national pas un colbertisme régional ! », avertit Bruno Grandjean, président de la Fédération des industries mécaniques. Il ne pense pas « le modèle des Länder culturellement transposable en France, qui est faite par et pour un pouvoir central, y compris au niveau des moyens de transport ! » Pour ce patron d’une PME du Loiret, qui produit des machines-outils pour l’industrie sidérurgique, l’échelle régionale n’est pas pertinente, car «on fonctionne à la fois dans le très local… et le national, voire l’international ». Depuis le Gâtinais, il est plus pratique de se rendre à Paris qu’à Orléans ou à Bourges. C’est particulièrement le cas pour les entreprises qui travaillent dans l’innovation et l’export, dont les régions sont pourtant censées devenir les fers de lance.  
Olivier Verrièle, également coordinateur du R3iLab, mais en Pays-de-la-Loire, remet en cause la théorie en vogue dans les régions actuellement, qui consiste à «chasser en meute » sous pavillon régional dans les grands salons internationaux. «La région est très active, mais elle se focalise trop sur les salons à l’étranger. Ils nous ont aidé à aller sur un salon en Allemagne ; mais dans le secteur de l’avant-mode, le plus gros salon mondial est à Paris ! Nous avons essayé de fédérer les entrepreneurs locaux autour de ce rendez-vous mais nous n’avons pas réussi, et nous n’avons donc pas été entendus par la région. » Pour la mécanique, le centre de compétences principal en France est à l’Institut national des Sciences appliquées (INSA) de Lyon, pas dans la région Centre. Or, ces pôles universitaires jouent un rôle-clé dans l’innovation et l’élaboration de nouveaux produits et solutions. Tout comme les pôles de compétitivité, qui ne correspondent pas non plus aux frontières régionales. Olivier Verrièle a travaillé avec les deux pôles de compétitivité du pays spécialisés dans le textile, à Lyon et Lille ; mais pour développer des ceintures de sécurité de nouvelle génération, c’est vers le pôle de Rennes, centré sur l’automobile, qu’il s’est tourné. 

La proximité est essentielle

« Pour l’innovation, ce qui compte, ce sont des rencontres avec des entreprises n’ayant rien à voir avec votre cœur de métier, c’est ça qui génère des idées et des échanges de compétences. »
« Dans un secteur exposé à la compétition comme le nôtre, nous allons chercher les compétences où elles sont. Nous travaillons avec un laboratoire allemand par exemple », acquiesce Bruno Grandjean, qui estime qu’en matière de formation également, autre grande préoccupation des entreprises, «le découpage régional est pertinent pour les IUT, les lycées professionnels, mais pas au-dessus ».
L’entrepreneur affirme croire « beaucoup à l’intelligence collective à l’échelle des territoires. Au-delà du statut, des étiquettes, nous portons tous un patriotisme local, qui nous pousse à développer et tirer vers le haut nos territoires », affirme-t-il, prenant l’exemple d’un lycée professionnel dans les Ardennes, «en totale symbiose avec le centre de formation des apprentis, et en grande proximité avec les industriels locaux ». Pour Olivier Verrièle aussi, même si les entrepreneurs ont intérêt à voyager partout pour développer leur carnet d’adresses, les élus locaux ont un rôle important dans l’animation de ces réseaux locaux d’entreprises. Ainsi, dans son secteur, la communauté de communes du Centre-Mauges a créé, en 2006, une association qui rassemble plus d’une soixantaine d’artisans, commerçants, professions libérales, agriculteurs et industriels locaux. Elle organise ateliers et conférences, favorisant ainsi rencontres et échanges. 
Le bloc communal est également une bonne porte d’entrée pour aller plus loin. «Il ne faut pas que les communautés de communes vivent comme une fatalité une entreprise qui ferme. Le chef d’entreprise a peut-être abandonné, pris une mauvaise décision. Il faut aller le voir, le faire sortir de son cercle fatal, lui ouvrir la porte de la région… Les communes devraient toutes avoir un guichet unique et mettre à disposition des entreprises un carnet d’adresses avec tous les acteurs : Banque de France, CCI, région, réseau départemental, pour faciliter les choses. Beaucoup de chefs d’entreprise ignorent les dispositifs qui existent, le rôle de la DIRECCTE, des autres réseaux d’entreprises », explique Olivier Verrièle.
Renforcée par la loi NOTRe, la compétence des EPCI en matière d’aménagement et d’immobilier d’entreprise semble également cruciale. «Nous le voyons notamment pour les zones industrielles ou d’activités, ce sont des partenaires de bon niveau pour les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) car ils correspondent bien aux bassins d’emploi. La moitié de nos salariés habitent dans l’intercommunalité où nous sommes implantés », relate Bruno Grandjean. Paul de Montclos juge même que leur montée en puissance se traduit déjà dans les faits : «J’ai l’impression que cela a permis de faciliter les choses. On voit des bâtiments sortir de terre, des zones d’activité se développer là où on pensait que rien ne se ferait jamais. »

Intervenir aussi dans d’autres domaines

Olivier Verrièle l’a expérimenté lui-même. «Entre 2014 et 2017, nous étions en forte croissance et nous avons dû investir dans l’immobilier. Je ne voulais pas aller voir les banques, elles sont très exigeantes, leurs décisions sont lentes, il faut présenter des cautions personnelles toutes les cinq minutes. Je suis allé voir notre “comcom”, qui est très active, les élus sont venus vite : on voulait rapatrier une usine depuis la Haute-Loire, avec six emplois à la clé, du personnel jeune. Ils ont juste vérifié qu’il ne s’agissait pas de faire de l’enrichissement sur l’immobilier en le louant derrière, et nous avons fait construire un quatrième bâtiment sur un terrain jouxtant nos trois autres : cela correspondait à nos attentes, mais la collectivité pourrait le louer si jamais nous faisions défaut. »
Au final, pour les chefs d’entreprise interrogés, les collectivités ne doivent pas se concentrer sur le développement économique, qu’ils estiment avant tout… de leur ressort. En revanche, pour les PME qui marchent, il existe un domaine sur lequel elles peuvent intervenir, et qui est crucial pour elles : l’aménagement du territoire et du cadre de vie. « C’est surtout là que nous avons besoin des collectivités locales », appuie Bruno Grandjean. « L’image d’un territoire est un élément important pour attirer des salariés qui ont une expertise particulière. Souvent, leurs conjoints sont aussi diplômés du supérieur et ont du mal à trouver du travail en dehors des grandes métropoles ; ils ont plus d’exigences quant aux services publics. Nous ne sommes pas si loin de Paris, mais tout de même sur un territoire rural, et c’est très difficile de recruter. » De quoi nourrir les réflexions en cours sur l’évolution des documents d’urbanisme et des politiques qui y sont liées.            

Les CCI en danger

Le plus vaste réseau d’accompagnement des entreprises et de mise en relation avec les collectivités, celui des chambres de commerce et d’industrie (CCI), est mis en péril par les coupes budgétaires du gouvernement : 670 Me prélevés sur leurs fonds de roulement et une baisse de 35 % de leurs ressources fiscales entre 2013 et 2015, de nouveau amputées en 2018 de 150 Me, l’État envisageant une nouvelle baisse des ressources fiscales des CCI de 400 Me d’ici à 2022. En juillet 2018, l’AMF s’était inquiétée «des conséquences de cet arbitrage sur la présence des CCI dans les territoires et la pérennité du service public de proximité », en appelant «à une pause dans les coupes budgétaires ». «Ce plafonnement nuit surtout aux chambres plus rurales, plus éloignées des métropoles, où la fiscalité représente jusqu’à 80 % des ressources, alors que pour celles qui ont des grandes entreprises, des grandes écoles, c’est plutôt 10 % », constate ­François-Xavier Brunet, premier adjoint au maire de Tarbes (65) et président de la CCI des Hautes-Pyrénées, qui a perdu 20 emplois sur 70 depuis 2015 et a retrouvé le niveau de ressources fiscales… de 1987. Les CCI, qui ont mis en place des synergies avec les EPCI pour éviter les ­redondances, craignent de perdre 2 500 postes, y compris des experts, et d’être forcées de fusionner. «Soit les coupes budgétaires vont conduire à une régionalisation du réseau et faire des CCI des doublons des agences de développement des régions et des métropoles ; soit on consacre les moyens restant à consolider une tête de réseau nationale – CCI France – et on garde un réseau territorial pour venir en appui des dispositifs des collectivités », conclut le président.

Les chiffres clés des aides avant la loi Notre

  • Plus de 100 MdsE soutien direct ou indirect de la part de l’État.
  • 6,5 milliards d’euros par an versés par les collectivités territoriales (dont 1,7 milliard pour les intercommunalités), regroupant plusieurs ­milliers de dispositifs.
  • 15 000 agents consacrés au développement économique, soit un équivalent budgétaire en coûts complets de près de 700 millions d’euros, c’est-à-dire 11 % du total des interventions.
  • 3 millions de PME françaises représentant 99,9 % des entreprises, 52 % de l’emploi salarié, 38 % du chiffre d’affaires, 43 % de l’investissement des entreprises.

Source : rapport sur les interventions économiques en faveur des entreprises dans le cadre de la modernisation de l’action publique, IGF, juin 2013.

Avis d’expert
Panayotis Liolios,

responsable du secteur public à Exco France (1)
« Les entreprises ne se sont pas rendues compte des effets de la loi Notre »
« Je ne pense pas que les entreprises se soient vraiment rendues compte des effets de la loi Notre et de la concentration des compétences dans les mains des régions. Il faut dire que c’est une réforme très 
lourde, beaucoup de collectivités ont dû la mettre en œuvre sur le tas, alors qu’elles venaient de fusionner, qu’elles devaient déjà s’organiser en interne. Elle va mettre du temps à porter ses fruits. Les régions vont pouvoir clarifier le régime d’aides, mais leur taille peut être insuffisante : pour développer une solution, un produit, il peut être plus intéressant de contacter des pôles d’excellence dans d’autres pays européens. Comme les entreprises sont très aidées en France, elles ont tendance à ne pas aller chercher les financements européens. L’Union européenne a des programmes, comme Horizon 2020, qui permettent aux PME d’obtenir des fonds à condition de travailler avec d’autres PME européennes. Car les aides ne font pas tout, le réseau est important aussi ! »
(1) Expertise Comptable - Audit - Conseil - Social
 
Emmanuel GUILLEMAIN D'ECHON
n°365 - Février 2019